Lisa Hör - Publié le 5 avril 2017
INTERVIEW - Olivier Peyricot, directeur scientifique de la Biennale de Saint-Etienne, explique comment le monde du travail s'immisce, à notre insu, dans les foyers.
Vous pensiez pouvoir, le soir venu, refermer votre porte sur votre dure journée de labeur pour vous reposer en toute tranquillité à la maison ? La 10e Biennale Internationale du Design de Saint-Etienne, qui dure jusqu'au 9 avril 2017, pourrait bien vous faire changer de perspective.
L'exposition "Le foyer comme terminal industriel" montre comment le monde du travail s'immisce dans la maison, et en particulier comment les usines ont influencé l'organisation de la cuisine.
Olivier Peyricot, directeur scientifique de la Biennale Internationale du Design, nous en dit plus sur la façon dont nous travaillons dans nos maisons, sans forcément nous en rendre compte.
Vous ne regarderez plus jamais votre mixeur ou votre balai de la même façon.
Comment la cuisine a-t-elle été influencée par le travail dans les usines ?
Au 19e siècle, les procédés industriels ont été implantés dans le foyer. Ça a été porté par l'une des premières femmes designers, l'Américaine Catharine Beecher.
Elle a écrit un manuel pratique, un mode d'emploi, pour optimiser les tâches ménagères au c?ur de la cuisine. Elle s'est clairement inspiré des derniers concepts modernes issus de l'industrie, notamment la rationalisation des tâches.
Ça se renforce dans les années 1950 avec les salons des arts ménagers, dont le but était de développer l'industrie des produits domestiques et de continuer à optimiser les tâches de la fameuse ménagère.
Quels objets donnez-vous à voir dans l'exposition ?
On présente des objets pour la cuisine issus de pratiques industrielles : un système hydroponique pour cultiver ses plantes aromatiques, un tire-jus qui fonctionne comme une centrifugeuse professionnelle, une boîte pour faire sécher ses fruits soi-même... que des procédés issus de l'industrie et qui sont transformés en appareils électroménagers.
À travers ces gestes industriels, les corps et les esprits sont culturellement préparés à aller plus loin dans le travail chez soi.
C'est-à-dire ?
Aujourd'hui, le wifi pénètre la chambre et le salon, qui étaient des lieux où le travail ne rentrait pas. Le travail est partout, tout le temps : vous envoyez un mail pour le boulot sur votre smartphone, alors qu'il est 10h du soir. Si cela est possible, c'est que le foyer est déjà prédisposé à accueillir le travail.
En plus, le numérique comporte plein de façons de travailler plus ou moins déguisées.
Quand vous mettez votre logement sur Air BnB, vous faites un travail d'hôtelier. Quand vous réservez un billet de train pour partir en vacances sur internet, depuis votre lit, vous faites le travail de guichetier.
Le design est en partie responsable de ce glissement, puisqu'il cherche à rendre l'interface fluide pour ne pas que vous ne vous rendiez pas compte que vous passez d'une activité de loisir à une activité professionnelle.
Il y a un objet plutôt surprenant dans l'exposition : le Selfie Broom, ou balai à selfies en français, sur lequel on peut fixer son téléphone pour se prendre en photos !
C'est typiquement un objet domestique d'une ambiguïté complète. Le balai renvoie aux tâches ménagères... mais surtout n'oubliez qu'il y a un deuxième travail à effectuer : vous prendre en photos pour créer du contenu pour les GAFA (les géants du web, ndlr) !
Ce qui est marrant, c'est qu'il y a une nouvelle forme de travail déguisé par-dessus un objet qui était déjà du travail déguisé, puisqu'on ne reconnaît pas les tâches ménagères comme du travail. Ces tâches ne sont pas rémunérées et sont considérées comme allant de soi pour les femmes. Même si les hommes partagent un peu plus les tâches ménagères, ça reste la structure dominante dans notre société.