Lisa Hör - Publié le 13 décembre 2021
RÉCIT - Ici, en Dordogne, la grande artiste et résistante voulait élever ensemble des enfants de toutes les origines. Mais cette utopie a aussi signé sa ruine.
Des restaurants, des hôtels, un théâtre, un mini-zoo et même une piscine en forme de J. Joséphine Baker a vu les choses en très grand aux Milandes. Dans ce château acheté en Dordogne en 1947, avec son quatrième mari le chef d'orchestre Jo Bouillon, la star internationale entend attirer les touristes du monde entier. “Elle était démesurée... elle était Américaine”, résume en une formule Emmanuel Bonini, auteur de La véritable Joséphine Baker (éditions Pygmalion, 2000).
Elle se sentait aussi profondément française - elle avait acquis la nationalité en 1937. Ce château périgourdin est devenu son refuge après la Seconde Guerre mondiale, alors que le FBI l'avait bannie des Etats-Unis pour communisme - en réalité pour l'empêcher de dénoncer trop fort la ségrégation contre les Noirs.
La voici donc bien installée dans son nouveau pays, celui dont elle a conquis le public en dansant, celui aussi qu'elle a défendu corps et âme, en prenant tous les risques aux côtés de la Résistance. C'est d'ailleurs dans le parc du château des Milandes qu'elle se fera remettre la Légion d'honneur et la Croix de Guerre. Et c'est ici qu'elle décide de bâtir son utopie.
Elle veut faire du village de Castelnaud-la-Chapelle, “la capitale de la Fraternité”, y élever sa “tribu arc-en-ciel”. Ses enfants adoptifs, de toutes les couleurs et toutes les religions, pour montrer que les humains peuvent vivre en paix.
Alors que Joséphine Baker vient d'entrer au Panthéon, le 30 novembre 2021, visiter son château est l'occasion de découvrir sous un autre jour une femme complexe, comme le sont tous les grands artistes. “Elle avait la tête sur la terre et les pieds dans la lune”, la décrit son biographe et fan de la première heure, Emmanuel Bonini. Son château a été son rêve, avant de causer sa ruine.
Un château transformé en parc d'attractions
Quand Joséphine Baker le visite pour la première fois, juste avant la guerre, il a déjà une très longue histoire derrière lui. Construit à la fin du XVe siècle, restauré et transformé au début du 20e siècle, c'est une demeure à la fois lumineuse, avec ses grandes fenêtres, et imposantes, avec ses hautes tours. Pendant longtemps, en fait jusqu'à la Révolution, il a appartenu à la même famille, celle des Caumont. Depuis 1933, c'est la propriété d'une Américaine - une autre. C'est à elle que Joséphine loue le château, avant de lui acheter quelques années plus tard.
Elle est alors au sommet de sa gloire. Ce n'est pas pour autant que les villageois la reconnaissent. “Quand elle est arrivée, la voisine d'en face a dit “tiens, il y a des Américains, et leur bonne est noire”. A l'époque, noire était égale à domestique. Et puis ils n'avaient pas la télévision”, raconte Emmanuel Bonini.
Mais les choses vont rapidement changer. Elle qui a eu des débuts dans la vie si difficiles, placée comme petite bonne chez des Blancs, prostituée par sa mère, mariée à peine sortie de l'enfance, Joséphine va devenir la Princesse des lieux. À grands coups d'excentricité et de générosité, elle sait se faire aimer. Et ce, malgré ses caprices et ses revirements d'humeur : “Jo Bouillon disait que c'était un bateau sans gouvernail, elle aurait été capable de recueillir un clochard dans la rue, de lui laver les pieds et le lendemain, de le mettre à la porte”, explicite l'auteur.
En tout cas, elle a de grands desseins pour les Milandes. Joséphine Baker rachète toutes les maisons des environs (à l'exception d'une seule), la belle ferme avoisinante et 300 hectares de terre. Elle fait venir la modernité, fait installer l'eau courante, l'électricité, le téléphone.
En 1949, elle inaugure avec un grand bal son “village du monde”, qui est aussi un parc d'attractions. C'est tout de suite un succès, les touristes s'y pressent. Ils peuvent dormir dans l'hôtel de luxe La Chartreuse. “Au premier étage, il y avait toute une série de chambres ethniques, la chambre apache, la chambre tyrolienne… Et au rez-de-chaussée, les chambres de style, la Pompadour… et bien sûr, la plus belle, Joséphine de Beauharnais”, décrit Emmanuel Bonini.
Ceux qui ont moins de moyens sont les bienvenus aussi. Au restaurant le Tornoli, on ne mange pas dans de l'argenterie, mais l'on a droit à des théières en terre cuite marquées Jo et Jo.
Concours de pétanque, course de bicyclettes, visite du “musée Grévin” à la gloire de l'hôtesse (l'une des statues de cire la représente agenouillée devant le Pape, mais en habits de scène)... Tout est prévu pour amuser les visiteurs en famille. En parallèle, Joséphine Baker s'apprête à réaliser un projet bien plus ambitieux.
Une maison familiale, pour les enfants du monde entier
Après plusieurs fausses-couches et une hystérectomie, elle ne peut plus avoir d'enfant. Elle décide alors d'adopter des enfants de toutes les origines, au fil de ses tournées. Ils et elles seront douze, dix garçons et deux filles.
“J'ai eu cette idée parce que j'ai vu tellement d'incompréhension entre les êtres humains, soit disant adultes. Et j'étais sûre qu'avec de tout petits enfants innocents, ils pourraient donner un exemple absolu de la fraternité mondiale”, déclarait-elle à la télévision française en 1962.
Parfois, elle triche, pour renforcer le symbole. Elle fait ainsi passer l'un des deux garçons qu'elle ramène du Japon pour Coréen. “Et parce qu'Israël a refusé de lui donner l'un de ses fils, Joséphine n'hésite pas à tromper l'opinion mystifiant l'identité d'un petit Julien. Il devient juif et s'appelle désormais Moïse…”, écrit Emmanuel Bonini.
Les enfants grandissent donc ensemble aux Milandes, élevés surtout par Jo Bouillon et par les nurses. Joséphine poursuit sa carrière sur les scènes du monde entier, et, bien qu'elle emmène les enfants avec elle dès que possible, elle est souvent absente. Lors de ses passages au château, elle met en scène sa famille arc-en-ciel, faisant voir ses enfants aux visiteurs, dans le parc, ou aux caméras de télévision, dans la cuisine, autour d'une immense tablée.
Le château des Milandes, un gouffre financier
Le conte de fées médiatique cache bien des problèmes. Le mariage des deux Jo, tumultueux depuis toujours, bât de l'aile. Les ennuis financiers n'aident pas. Le château est un gouffre que les concerts et spectacles aux quatre coins de la planète ne suffisent plus à combler.
Jo Bouillon gère le domaine et les employés - jusqu'à 120 !, comme il le peut, mais l'argent part de tous côtés. “En cause, les dépenses pharaoniques, mais aussi la cupidité de certains artisans du pays, enclins à gonfler les factures ou à se faire payer plusieurs fois”, nous apprend le Monde. Les visiteurs sont aussi moins nombreux avec les années…
En 1963, Jo Bouillon quitte définitivement les Milandes, les enfants et sa femme. C'est cette année que Joséphine Baker tient son discours mémorable devant la foule à Washington, juste avant Martin Luther-King. Elle mène peut-être là son plus grand combat pour l'égalité entre les peuples. Mais, à domicile, son utopie est en passe de s'écrouler.
Un an plus tard, on lui coupe carrément l'électricité et c'est à la lueur des bougies qu'elle lance un appel à l'aide grandiloquent à la radio et dans la presse : “Si la perte des Milandes m'oblige à constater que l'humanité ne veut pas soutenir ce que l'on fait pour elle, nous nous retirerons en quelque pays lointain et nous demanderons à la solitude cette tranquillité que les hommes nous ont refusée”, retranscrit Emmanuel Bonini.
Brigitte Bardot relaie son appel au journal de 20 heures. Les dons affluent mais les dettes sont trop importantes. Même lorsque Fidel Castro lui remet 500 000 francs pour construire un collège de la fraternité, dont elle ne posera jamais la première pierre, cela ne suffit toujours pas.
Plusieurs solutions se présentent (créer une fondation, vendre le château au patron du Club Méditerranée qui lui en laisserait l'usufruit jusqu'à sa mort…). Mais Joséphine Baker refuse tout et, finalement, est contrainte de vendre le château aux enchères en 1968, pour le dixième de sa valeur. “Elle ne pensait pas qu'elle pourrait perdre les Milandes, elle disait : “Ils ne me feront pas ça, je suis Joséphine !” Ça a été terrible”, raconte Emmanuel Bonini. Elle se barricade dans sa cuisine, et est finalement expulsée par huit hommes qui la ceinturent et la mettent à la porte.
Avec les enfants, Joséphine part vivre à Paris, puis à Monaco, où la princesse Grace leur offre un logement. Aujourd'hui, le château des Milandes est un musée. Chacun peut y redécouvrir la plus illustre de ses propriétaires, et marcher dans ses pas, du parc à la cuisine.
Pour aller plus loin
Visionnez le documentaire Joséphine Baker, première icône noire, de Ilana Navaro