Emmanuel Chirache - Publié le 24 janvier 2020
OBJETS - Le monde est divisé en deux camps : ceux qui sacralisent les livres au nom de la culture, et ceux qui écornent les pages ou écrivent dessus. Voire pire.
Découper un livre, est-ce un meurtre ? Pas loin, si on en croit les réactions au tweet pourtant anodin du romancier et éditeur britannique Alex Christofi. Sa simple confidence, postée le 21 janvier 2020 sur le réseau, a eu l'effet d'une bombe : "Hier, un collègue m'a traité d'assassin de livres, parce que je coupe en deux les gros bouquins, afin de les porter plus facilement. Je suis le seul à faire ça ?"
Oui, Alex, tu es le seul à faire ça. Hormis quelques rares réactions de soutien, voire d'admiration face à tant d'audace, la grande majorité des internautes ont hurlé au scandale en voyant cette photo d'une bio de Dostoïevski, de La Comédie infinie de David Foster Wallace et de Middlesex de Jeffrey Eugenides, éventrés en deux parties.
"S'il te plaît, achète juste un sac plus grand si les tomes sont trop lourds, cette photo devrait être accompagnée d'un avertissement", s'inquiète un twittos, tandis qu'un autre s'exclame "je suis à zéro doigt de fonder un groupe de défense des droits des livres, là, tout de suite". Plus prosaïquement, une foule de gens exigent qu'il utilise un Kindle ou un audiobook, ou se contentent de le traiter de monstre à l'aide d'un gif rigolo.
Censure, autodafés et Fahrenheit 451
Certains ironisent : "Que fais-tu aux enfants quand ils deviennent trop lourds à porter ?" demande l'un, "c'est une super idée, mais pourquoi couper les livres sur la longueur et pas horizontalement ?" s'amuse un autre. Photo à l'appui, un internaute découpe même des livres peu épais et ricane : "J'en pouvais plus de porter partout mon livre de 120 pages... Tu m'as sauvé la vie !" Mais derrière la dérision, on perçoit bien que le message est plus profond : un livre, ce n'est pas un objet comme les autres.
Non, un livre est sacré, c'est un symbole immanent de savoir et de culture. Lui retirer une part de son intégrité physique revient à blasphémer, et vos droits s'arrêtent là où commencent ceux du livre : "Je suis tiraillé, dit un internaute. En tant qu'avocat de la liberté individuelle, je pense que tu devrais avoir le droit de faire ce que tu veux. Cependant, chaque parcelle de mon corps hurle pour que tu sois emprisonné indéfiniment et condamné à réparer des livres à vie."
Comment expliquer que dans une société où règnent la dématérialisation numérique et le souci minimaliste de réduire sa consommation, le livre conserve une telle aura ? Sans doute parce que les autorités politiques et religieuses se sont attaqués à lui durant des siècles. Que l'on s'en prenne au livre, et c'est le spectre de la censure, des autodafés et de Fahrenheit 451 - fameux roman dystopique où les livres sont interdits et détruits - qui resurgit. Gare à vous, si vous écornez vos pages !
Quand Jean-Edern Hallier mangeait les pages des livres
Pourtant, des voix dissonantes se font entendre. Le dessinateur et blogueur français Boulet défend Alex Christofi sur son compte Twitter : "Ce pragmatisme brutal teinté de DIY a quelque chose de très séduisant à mes yeux." Il pointe aussi du doigt le fait que l'intégrité du texte fait déjà l'objet de morcellements de la part des éditeurs, qui divisent en tomes ou publient en version abrégée certains ouvrages : "J'ai l'impression que ce qui choque ici, c'est davantage le fait qu'il ait fait ça lui-même avec des ciseaux ou du scotch. Si c'était un éditeur qui avait fait 2 volumes distincts, vous n'auriez même pas levé un sourcil."
En France, où l'on cultive les paradoxes comme des choux à Bruxelles, une espèce de tradition iconoclaste veut qu'on châtie bien ces livres qu'on aime par ailleurs. Dans son émission de télé sur Paris-Première dans les années 90, l'écrivain et critique Jean-Edern Hallier prenait un plaisir sadique à maltraiter les ouvrages qu'il n'aimait pas, comme pour les souiller. Il mangeait leurs pages, les jetait par dessus son épaule, quand il ne faisait pas preuve d'une imagination plus fertile : "Nous allons noyer le livre de Mitterrand dans l'eau de son régime, l'eau de Vichy", lança un jour l'écrivain à son plus fidèle ennemi, dont acte.
"Les gens ne jettent jamais les livres"
Aujourd'hui, une formidable paire d'humoristes reprend le flambeau dans une parodie d'émission littéraire intitulée Fiche de lecture sur YouTube. A chaque fin de vidéo, ils désacralisent l'objet dont ils ont parlé, en le faisant périr par là où il a péché : Roméo et Juliette est jeté d'un balcon, la Métamorphose de Kafka est bombé à l'insecticide, la Septième fonction du langage de Laurent Binet est écrasé par un camion (comme Roland Barthes dont parle le livre). C'est noir, c'est blasphématoire, mais c'est assez jubilatoire. C'est aussi un geste métonymique (le contenant pris pour son contenu, le livre pris pour Roland Barthes) qui nous rappelle qu'idolâtrer l'objet fait perdre de vue le primat du texte.
Alex Christofi, lui, n'avait pas d'arrière-pensée philosophique en découpant ses livres, d'où sa surprise face au déferlement de critiques dont il a fait l'objet. Il a répondu dès le lendemain à travers un article publié dans le Guardian. Un peu choqué par les invectives, il s'avoue aussi "étrangement réconforté de voir que les gens y attachent autant d'importance. [...] Les gens ne jettent jamais les livres. A la place, ils les donnent, les troquent, les vendent d'occasion, les donnent à Emmaüs, ou les prêtent à des proches. Les livres sont le poumon d'une société."
"Le plus grand compliment que vous puissiez faire à un auteur, c'est juste de lire son livre, conclut-il. Je ne me vois pas comme un assassin de livre, plutôt comme un passionné." Un passionné inspirant, comme le sont souvent les iconoclastes et les libres penseurs. D'ailleurs, n'est-ce pas après avoir aperçu un soldat américain déchirer un livre en deux pour le faire tenir dans sa poche que Henri Filipacchi a eu l'idée d'inventer le format du même nom ?