Emmanuel Chirache - Publié le 19 décembre 2019
FAIRE SES COMPTES - Défi : et si on payait tout en espèces ? Loin d'être anodine, cette expérience en dit long sur notre rapport à l'argent.
BIP ! Vous venez de payer en carte bleue sans contact, mais savez-vous combien vous avez dépensé ? Probablement pas, si l'on en croit un article récent du Monde, qui nous apprend que seuls 35 % des gens qui payent en carte sont capables de donner le montant, contre 70 % des gens qui ont réglé en cash.
À force de dématérialiser l'argent (paiement sans contact, prélèvement automatique, abonnement...), on ne sait plus vraiment ce qu'on dépense. J'ai donc décidé de n'utiliser que des espèces durant une semaine, pour voir si le mode de paiement influençait notre manière de consommer.
De manière générale, une personne contrainte de payer en espèces fait davantage attention à ses comptes personnels. Il suffit de voir comment, durant nos voyages à l'étranger, on se transforme soudain en petit comptable pointilleux, prêt à tous les calculs d'apothicaire pour dépenser pile-poil la somme qu'on s'est fixée, quitte à acheter un Toblerone géant à l'aéroport.
Que dit la loi sur le paiement en espèces ?
Sur le site officiel de l'administration française, le message est clair : sauf exception, personne n'est autorisé à refuser un paiement en euros en espèces, sous peine d'une amende de 150 euros. Pour l'anecdote, sachez que vous ne pouvez pas aller au-delà de 50 pièces pour un paiement (bon à savoir pour ceux qui voulaient faire une blague de potache en lâchant 500 pièces pour un sandwich).
Attention, il existe des plafonds légaux à ne pas dépasser : 1000 euros pour le paiement à un professionnel, 1500 euros pour un particulier, 3000 euros pour un bien immobilier (visiblement le reliquat d'une très ancienne loi, vu les prix actuels du marché).
L'argent, ça part très vite
Premier et rapide constat quand on paye en cash : l'argent, ça file. N'ayant au départ que 30 euros en poche, je les dépense à la vitesse de la lumière : un repas sur le pouce, quelques courses, une bouteille de vin, et je me retrouve obligé de tirer encore une somme plus importante au distributeur.
Inutile de préciser que si j'avais payé en carte bleue, je n'aurais pas réalisé à quel point j'avais dépensé vite mon argent, la journée m'aurait semblé pareille à n'importe quelle autre. Mais quand on paye avec du papier et de la monnaie, impossible de ne pas s'apercevoir que son portefeuille est vide !
Liasse de billets = trafiquant ?
Dans l'esprit des gens, payer toujours en espèces est associé à des catégories de personnes mal vues socialement. Très vite, les gros billets évoquent les dealers qui blanchissent l'argent sale, les gros attachés-cases de trafiquants ou les marginaux désireux de sortir d'un système bancaire corrompu.
Dans une vieille émission d'Ardisson, Tout le monde en parle, le duc d'Orléans raconte que la maîtresse de son père payait ses voitures en cash. "Il n'y a que les manouches ou les voyous qui achètent des voitures en cash !", s'exclame-t-il dans un relent de préjugés racistes.
En une semaine à faire mes courses en espèces, personne ne m'a évidemment suspecté de trafiquer des courges ou des purées pour enfants. En revanche, j'ai remarqué que d'autres stigmates sociaux pouvaient coller à cette pratique : payer en cash, c'est aussi donner l'image du radin, de celui qui est près de ses sous et qui fait attention à chaque centime.
À la caisse du supermarché, je me suis surpris à transpirer car je faisais attendre tout le monde, le temps de compter ma petite monnaie pour faire l'appoint. A côté, le client qui paye avec sa Visa sans contact ressemble à un prince qui n'a pas de temps à perdre avec des détails bassement matériels.
Le cash, une pratique qui tombe en désuétude
Payer en espèces, c'est aussi surmonter toute une série de petits obstacles logistiques : entre les commerçants qui n'ont pas la monnaie à vous rendre, les supermarchés dont les caisses automatiques n'acceptent que les cartes bleues, ou encore le parcours du combattant pour trouver un DAB dans certains quartiers, il faut savoir s'organiser et prévoir les embûches.
Longtemps privilégié par les commerçants, le paiement en espèces serait-il tombé en désuétude ? On peut le penser, et c'est ce que nous confirme Jérémy Attuil, qui a ouvert plusieurs bars et restaurants dans Paris et qui vient de fonder Libeo, une application pour régler les factures de ses fournisseurs : "Le cash à court terme est de moins en moins dans la culture des jeunes entrepreneurs, qui préfèrent avoir des bons chiffres et des bilans propres pour ouvrir d'autres commerces et faire des emprunts."
L'obligation récente d'utiliser des caisses certifiées empêche aussi les commerçants de céder à la tentation des petits arrangements entre amis, typique du paiement en espèces. "C'est une caisse qui enregistre toutes les opérations supprimées, explique Jérémy, ce qui n'existait pas auparavant. Donc si ce type de suppressions est récurrent, ça peut susciter des soupçons sur vos motivations."
La Fontaine, le Savetier et le Financier
Dernier inconvénient : avec 200 euros dans ma poche, je ne suis pas serein. J'ai l'impression d'être un pigeon géant, un appât à pickpocket, un peu comme si les billets dépassaient de mes manches ou que le montant était écrit en lettres capitales sur mon front. Après tout, c'est l'un des premiers rôles d'une banque : placer votre argent en sécurité.
La Fontaine l'avait déjà sous-entendu dans sa fable Le Savetier et le Financier. Souvenez-vous, un financier fatigué d'entendre son voisin savetier chanter toute la nuit en travaillant lui donne cent écus. Le savetier cache l'argent chez lui, puis perd le goût du chant et le sommeil. Moralité, l'argent ne fait pas le bonheur, encore moins quand on doit le garder chez soi.
Conclusion : et si on faisait des cures de cash ?
Pourtant, cette contrainte imposée pendant une semaine m'a été bénéfique. Pourquoi ? Parce que ces petites galères m'ont justement obligé à moins dépenser. Dans un bar avec des amis, j'ai limité ma consommation car je savais que je n'avais pas assez d'argent pour m'offrir cette bouteille de vin nature qui me tendait les bras.
À chaque fois que j'ai dû consommer, une calculatrice mentale se mettait en route et vérifiait si mon portefeuille autorisait la dépense que je m'apprêtais à faire. L'argent n'était plus abstrait, il s'objectivait. Je devais le considérer comme un bien, quantifiable et fini, et non comme un chiffre écrit quelque part sur Internet.
Cette expérience m'a donné envie, non pas de continuer, mais de m'imposer des parenthèses "spécial paiement en espèces" dans ma vie, notamment lors des soirées dans les bars ou au restaurant, histoire de dire "non" à ce fameux dernier verre - de trop.