Marie Tétrel - Publié le 24 juin 2018
PATRIMOINE - L'historien Jacques-Olivier Boudon raconte le village de Crottes dans son livre Plancher de Joachim après 8 ans de recherche d'archives.
Il arrive que, parfois, certain-es découvrent par hasard des pièces d'or cachées au grenier, des armes de la révolution dissimulées dans les murs, ou des bijoux enterrés dans le jardin du voisin.
En passant une nuit dans un château près de Gap, Jacques-Olivier Boudon, historien et professeur à la Sorbonne, ne pensait pas mettre la main sur un formidable trésor littéralement caché sous le plancher. Point d'or cette fois, mais une témoignage historique inestimable.
Alors qu'il remonte la route Napoléonienne dans le but d'écrire un nouvel ouvrage pour le bicentenaire des Cent Jours, il s'accorde un détour, en direction d'Embrun. Au village de Crots, anciennement nommé Crottes, il s'arrête au château de Picomtal, qui propose des chambres d'hôtes.
Au cours de la soirée, les propriétaires lui apprennent que sous les lattes de l'ancien plancher fraîchement rénové, sont dissimulés des écrits du menuisier qui les avait installées là il y a plus de 120 ans.
“Étant historien, c'est pour moi un témoignage exceptionnel”, raconte Jacques-Olivier Boudon. Curieux, il décide de se plonger dans ces vestiges du passé et raconter de la façon la plus juste l'histoire du village. Un défi et un bel exemple de microhistoire.
Qui, entre ses cours à la Sorbonne et ses activités habituelles, décide d'entamer un travail de recherches afin de recréer et de raconter la vie du village de Crottes.
Un menuisier qui raconte la vie de son village il y a 120 ans
Au total, 72 morceaux de bois, lattes ou cales, sont recouvertes d'une écriture régulière au crayon de bois. C'est celle de Joachim Martin, le menuisier du village. Il signe ces textes courts, déposés sur des planches devenues support de son journal intime.
“Heureux mortel. Quand tu me liras, je ne serai plus. (...) Mon histoire est courte et sincère et franche, car nul que toi ne verra mon écriture, c'est une consolation pour s'obliger d'être lu.”
Bien conscient que personne ne lira ses textes avant bien longtemps, le menuisier raconte aux générations futures les relations qu'entretiennent les gens du village et dépeint une société à l'aube de l'exode rurale.
L'ensemble constitue un récit assez bref (4 000 mots), mais est riche de détails sur ce qui l'entoure, dans un français approximatif mais compréhensible, parfois grivois.
C'est ainsi que l'on apprend les délits et secrets qui concernent certaines familles : “À dire vrai la femme de Fredo toute belle qu'elle est, est la plus triste famille du village, sa mère a eu 4 enfants avant son union. Son oncle en prison a été son cousin germain 5 ans de détention à embrun ; sa tante et cousines sont les vautours du pays.”
“Le charpentier (...) vient de finir le toit de Michel du Picomtal qui a brûlé le 19 mars 1879. Ce feu a été mis par un chat et Michel Leynet (court et trapu) oncle de celui qui a brûlé a été rebati au bois de la commune et aux frais des habitants.”
Les maires du village ne sont pas dans les petits papiers du menuisier, qui ne manque pas d'écrire ses réflexions personnelles “Lagier, Maire est enflé et gros et sot. L'adjoint de St Jean est maigre nomé Mr Gras ancien matelot de la flote avare et jaloux.”
“La commune a fait un emprunt qui passera par les mains du maire Philipp et nous serons ruinés. Malheur nous n'aurons que les sous et les pièces seront pour eux.”
Il dénonce aussi les infanticides, que est devenu une préoccupation de la justice au 19e siècle. “En 1868 je passais à minuit devant la porte d'une écurie. J'entendis des gémissements. C'était la concubine d'un de mes grands camarades qu'elle accouchait; ils ont vécu 10 à 11 ans êtres de cochon. Elle est accouchée de 6 enfants dont 4 sont enterrés au dit écurie.”
Le menuisier n'est pas non plus avare de bons conseils à destination de son futur lectorat :
“Ami lecteur quand tu prendra femme demande lui son instruction et non pas d'argent pour dot.”
“Ami ne travaille pas tant, fais toi payer selon ton savoir.”
Un long travail de recherche, prélude à de nouvelles découvertes
Ce travail de mémoire a duré près de 8 ans. “J'ai dû classé chaque morceau de bois et les remettre dans l'ordre. Heureusement, elles étaient presque toutes datées”, explique Jacques-Olivier Boudon.
Puis, il lui a fallu retranscrire les écrits, et enfin entamer des recherches d'archives sur le village et ses habitants. “Je suis retourné plusieurs fois sur place, pour visiter les lieux évoqués dans les écrits et me rendre aux archives départementales”, précise l'historien. Fin 2017, il publie le fruit de ses recherches dans Le Plancher de Joachim (Belin).
Dans le village, d'autres maisons ont été rénovées par Joachim Martinet de nouveaux écrits du menuisier ont déjà été retrouvés. Ils datent d'une dizaine d'années avant ceux exploités par Jacques-Olivier Boudon. Quant au château, il y reste aussi des sols à rénover, qui cachent sans doute eux aussi des textes secrets.
De quoi éditer, sans doute, un deuxième tome des écrits du menuisier bavard !