Emmanuel Chirache - Publié le 13 décembre 2020
DIGITAL DETOX - Tout le monde en parle, personne ne le fait vraiment. Notre journaliste a vécu sans smartphone pendant 15 jours et il n'est pas sorti indemne de cette déconnexion.
"Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée " disait Descartes. Faux, mon cher René ! C'est le téléphone portable, dont le taux d'équipement atteint 99% en France. Dans certains pays comme l'Allemagne, l'Angleterre ou l'Espagne, il dépasse même largement ce chiffre puisque les gens en possèdent parfois plusieurs, ce qui prouve à quel point nous nous sommes appropriés cet objet, qui ne nous quitte jamais et à l'intérieur duquel notre vie tient toute entière.
Je vous épargne le couplet qui consisterait à vous dire que les téléphones portables nous rendent accros (c'est vrai, d'ailleurs faites le test pour savoir si vous êtes addict) et que j'ai voulu le prouver en réalisant ma "digital detox" comme on dit, car c'est uniquement par un mauvais sort que j'ai été contraint de me passer de téléphone. Paf, la tuile, mon téléphone tombe un jour en rade, et pour des raisons compliquées à expliquer ici, je ne peux pas en récupérer un rapidement. Il y a quelques années, ma collègue Lisa avait échoué dans sa tentative de sevrage, est-ce que je n'allais pas devenir fou à mon tour ?
Premières heures sans portable : réorganiser sa vie
Concrètement, comment se passent les premières heures sans téléphone portable ? Hé bien, je redécouvre soudain le calme de la solitude, la fertilité de l'ennui, j'observe les gens, je m'émerveille devant le petit théâtre quotidien de la vie, la vraie vie, la vie sans téléph... Non je plaisante, c'est atroce et j'ai l'impression d'être amputé d'une partie de moi-même. Impossible de lire mes messages, impossible de vérifier si la borne vélib' d'à côté est remplie ou vide, impossible de prendre des photos de mes enfants, impossible d'envoyer une vanne sur WhatsApp (ça, c'est le plus dur).
Il me faut communiquer directement en allant voir les gens, ou bien par mail quand je suis devant mon ordinateur. Seul souci : hors de leur profession, les gens n'utilisent plus leur messagerie mail pour une correspondance privée ! En gros, il faut compter trois-quatre jours pour qu'on vous réponde, et encore ! Très vite, j'éprouve le sentiment de passer à côté d'une vie sociale dense, à côté de conversations amusantes, à côté de photos chouettes, à côté d'infos primordiales, surtout pour moi journaliste dopé à l'actualité.
Les déplacements et les rendez-vous deviennent également bien plus compliqués, ils nécessitent de s'organiser en amont et surtout d'être ponctuel, de respecter ses engagements ! Pas question de prévenir à la dernière minute d'un souci sur la ligne 4, puisque vous ne pouvez rien envoyer. Un mal pour un bien, car je me retrouve ainsi à hiérarchiser les missions dans mon agenda, là où le smartphone me poussait à tout faire plus ou moins en même temps. Quand cesse soudain votre existence numérique, la priorité devient l'humain (c'est beau, j'ai envie de l'encadrer dans mes toilettes).
Comme l'impression d'être un Cro-Magnon perdu au XXIe siècle
Me voilà donc obligé de faire cette chose abominable en 2020 : m'adresser de vive voix à des êtres humains, les regarder dans les yeux, m'intéresser à eux. Dans le monde d'avant, combien de fois au restaurant ai-je posé une question à Google plutôt qu'au serveur sur la tête qu'aurait mon plat ? Demandé une direction à mon GPS plutôt qu'à cet autochtone qui n'est qu'à quelques mètres de moi ? Dans une vie déconnectée, l'attention portée à la situation présente et à l'objet qui vous intéresse (une conversation à tenir, une tâche à accomplir, une réflexion à mener) est décuplée.
Soudain, je n'étais plus victime de cette culture de la distraction récemment vilipendée par un documentaire sur Netflix, qui revient sur cette manière dont les GAFA captent notre attention pour nous vendre de la pub. Très vite, je suis même devenu cette grand-mère qui s'agace de voir les autres accrochés à leur portable durant un repas, une conversation, un trajet. Je retrouve une capacité de concentration plus longue, alors qu'elle avait fini par ressembler à celle d'un poisson rouge.
A la maison, j'observe ma conjointe surfer sur Instagram avec la même sidération mêlée de paranoïa avec laquelle un homme propulsé depuis le Moyen Âge regarderait le XXIe siècle. Mais quel est cet objet qui l'absorbe tout entière ? Avec qui peut-elle bien communiquer ? nous sommes deux dans la pièce ! Quelle est cette diablerie malfaisante qui semble l'hypnotiser et la détourner du droit chemin ? La bonne nouvelle, c'est que je me suis donc habitué à cette déconnexion aussi vite que j'étais tombé dans la dépendance.
Pas de téléphone = une vie relocalisée et réduite au quartier
"Ici et maintenant" remplace le "partout et tout le temps" des réseaux sociaux. Mon appartement ne se sent plus délaissé : je le bichonne, j'utilise les objets insolites qu'il abrite (une chaîne hi-fi, une guitare, des puzzles, un four à chaleur tournante). Le soir, je lis des livres ou le journal, enfin j'essaye, parce que je pique généralement du nez au bout d'une page. Je reprends donc ma phrase : le soir, je m'endors plus tôt. Surtout, je n'impose plus à mes enfants en bas âge la présence de ce petit écran bleu, ils peuvent enfin me baver dessus en toute sérénité !
L'absence de téléphone vous relocalise. Elle vous recentre sur votre vie de quartier, vos proches, votre famille, vos voisins, votre boulangère, votre coiffeur, l'institutrice de vos enfants... Le monde ne tient plus dans votre poche, et voilà que votre capacité à l'appréhender reprend une échelle humaine. Ce n'est plus à vous de porter sur les épaules tous les soucis du monde, de vous angoisser pour les milliers d'injustices, de bêtises, de malheurs que les réseaux sociaux vous rapportent chaque seconde, chaque minute, chaque heure.
Aucun être humain ne peut supporter une telle dose d'infos négatives, et les réseaux sociaux ne sont pas étrangers à cette augmentation de la dépression qu'on constate dans les pays occidentaux, ainsi qu'à l'apparition de cette éco-anxiété liée au sort de la planète et dont on parle de plus en plus. Couper avec ce flux, c'est couper avec l'angoisse extrême qu'il engendre, sans pour autant s'aveugler sur les problèmes, mais en les réduisant à une échelle où l'action humaine peut encore changer les choses.
Alors certes, à la fin de ces 15 jours j'ai récupéré un téléphone portable (surtout pour faire des photos), mais désormais quand je cherche mon chemin, j'interpelle une personne dans la rue.