Eva Yoro - Publié le 12 août 2021
JARDIN - Héritier d'une tradition vieille de plusieurs siècles, le jardin créole fait aujourd'hui figure de résistance, à la fois modèle de culture agroécologique et gardien d'un savoir-faire traditionnel.
L'urbanisation menace chaque jour l'agriculture traditionnelle, aux Antilles, en Guyane ou encore à la Réunion, mais le jardin créole fait de la résistance. Issu des civilisations amérindiennes, des terres africaines, de l'esclavage et de la colonisation, il s'inscrit au carrefour de plusieurs traditions et reste un élément incontournable du paysage rural, de la culture et de l'histoire créoles.
François est membre de l'association réunionnaise Jardins Créoles qui vise à défendre et promouvoir ce réservoir de biodiversité. Ce jardinier installé à Paris nous explique que l'organisation du jardin créole s'inspire de celle du “jardin du curé”, conçu à l'origine pour assurer la subsistance de son hôte, d'où sa structure en plusieurs parties, lui offrant à la fois une production alimentaire, médicinale et ornementale.
Le jardin créole d'aujourd'hui s'inscrit dans cette logique et dans le même but d'autonomie alimentaire, mais se teinte d'une couleur bien spécifique. “Il s'est enrichi des plantes importées par toutes les ethnies” réunies sur ces îles caribéennes ou à la Réunion, précise notre jardinier.
Le jardin créole, un fouillis végétal organisé
Traditionnellement, le jardin créole se cultive sur de petits terrains (pas plus de 200 m²). Cela ne l'empêche pas d'abriter une vaste et belle combinaison de plantes diverses, d'où son surnom de “fouillis végétal” ou de “jungle organisée”. Et c'est là toute la beauté de ce jardin : c'est dans l'abondance qu'il trouve son harmonie.
En effet, la plantation des différentes espèces répond à une certaine cohésion afin de permettre aux plantes qu'il accueille de s'entraider. L'organisation est donc pensée de façon à ce que chaque strate de végétation fasse office de “niche écologique”, avec, par exemple, l'association de plantes qui luttent contre l'érosion et d'autres qui peuvent fournir de l'azote et ainsi nourrir la terre. Des principes qui rejoignent ceux de la permaculture, cet art de cultiver en s'appuyant au maximum sur la nature, auquel s'essaient de plus en plus de jardiniers amateurs dans leur potager.
“Le jardin créole est vu comme une culture écolo car c'est un jardin où on ne va pas chercher à traiter, mais plutôt à récupérer. Si une plante meurt de maladie, elle va être remplacée par une autre à côté”, indique François. Une conception de culture et de jardinage naturelle qui permet, en outre, de lutter contre les parasites car “plus on diversifie les plantations, plus on diversifie également la faune auxiliaire. Et tout le monde le sait, la monoculture favorise les parasites."
Cette végétation opulente, véritable fil rouge de l'architecture créole, on ne la retrouve pas seulement dans le jardin, mais aussi dans la maison, notamment sous la “varangue”, cet espace qui s'apparente à une véranda et qui est souvent orné de jolies plantes, comme des capillaires, des fougères, des orchidées ou toutes sortes de potées fleuries.
Un jardin ornemental et un jardin nourricier
Qu'il s'agisse d'une case (maison, en créole) modeste ou d'un grand domaine, la disposition du jardin créole est sensiblement la même, qu'importe la région. D'abord, l'habitation est toujours orientée vers la route, même si celle-ci dispose d'une belle vue à l'arrière, car il est important de faire une séparation nette entre la partie “futile” du jardin, placée à l'avant et qui englobe tout ce qui est ornemental, à celle “utile” à l'arrière, qui assure une production agricole.
Devant la maison, on retrouve toujours une allée centrale qui mène à un point focal, qui peut s'apparenter à un massif circulaire de fleurs, une petite fontaine ou un joli bassin, selon la richesse des ornements. Autour, deux allées végétales l'encadrent. “Il n'y pas de gazon dans le jardin créole, c'est ce qu'on appelle ‘un jardin plein' car il est toujours rempli de plantes et de fleurs, comme des rosiers, du géranium, de l'anthurium ou encore de l'héliotrope", explique notre jardinier. Il assure même qu'il est possible de déceler l'identité du propriétaire rien qu'en jetant un œil au choix des espèces végétales choisies dans la cour.
Symbolisant la protection de la maison, l'avant du jardin est travaillé selon le respect de certaines croyances et imageries. Par exemple, le pois d'angol et le croton auraient des pouvoirs protecteurs, tandis que le cocotier est associé à une croyance qui veut qu'un arbre planté “voit la mort de son propriétaire avant sa fructification”.
Globalement, qu'importent les superstitions, on retrouve dans la plupart des foyers de nombreuses plantes issues de la région, comme les crotons, les buissons aux feuilles colorées ou encore le poinsettia. En revanche, les arbres sont plutôt rares car leur taille peut faire de l'ombre aux petites fleurs qui ont besoin de soleil. Voilà donc pourquoi les gros arbres sont généralement placés sur les côtés et sont spécifiquement choisis pour leur capacité à fournir une ombre agréable aux plantes qui ont besoin d'humidité et d'abri. Dans ce rôle, les feuilles du manguier, du bananier ou encore du letchi sont très appréciées.
Passons à l'arrière du jardin, l'espace où sont concentrées les plantes vivrières. L'organisation est ici un peu plus organique, bien qu'elle réponde souvent à un certain modèle. “Près de la case, on trouve d'abord la cuisine, plus couramment appelée ‘le boucan', un endroit où on prépare les repas, où on mange, lorsque la maison est trop petite”, détaille François.
Ensuite, plusieurs espaces de plantation se distinguent. On retrouve généralement au centre du jardin le potager composé de plantes basses et de tubercules. Chou-chine, igname, manioc, patate douce, christophine, giraumon s'associent ainsi à la tomate, aux épinards, aux brèdes, au conflore ou encore aux aubergines. Pour l'entretien du potager, le sol est recouvert de fatras, des feuilles de pois doux en décomposition. Il s'agit d'un paillage naturel.
Aux alentours, de petits arbres composent le verger, lui-même entouré d'un espace réservé aux arbres fruitiers de plus grande taille. On y fait pousser des avocatiers, des citronniers, des figuiers, des cerisiers, plusieurs variétés de bananiers, des pommiers mais aussi de nombreuses plantes médicinales et aromatiques. Généralement, ail, cannelle, vanille, thym, aloe vera, atoumo sont cultivés près de la cuisine.
“On cultive aussi bien des légumes tempérés que des légumes tropicaux. Il y a un climat très diversifié à la Réunion”, explique notre jardinier qui ajoute par ailleurs que la culture du jardin créole est tout à fait “transférable en métropole car elle ressemble aux principes de la permaculture. C'est un jardin durable car adapté à son environnement. On ne va pas chercher à cultiver des plantes qu'on ne peut pas cultiver”.
Un jardin créole en métropole ? Oh que oui !
Intrigués, nous sommes allés demander conseil auprès d'Alain, un Réunionnais passionné de plantes, installé en région parisienne depuis plus de 30 ans. Dans sa maison nichée dans le Val-d'Oise, il y cultive un vrai jardin créole, “par passion des plantes mais aussi par nostalgie” de l'île.
Il dispose d'un jardin de plus de 100 m² et d'une petite véranda de 25 m² qu'il a “reconditionnée de façon à faire une sphère tropicale”. Goyavier, fougère arborescente, monstera, flamboyant, jacaranda, jaboticaba, combava, on se croirait dans une véritable forêt tropicale !
Kaloupilé, jasmin, rose de porcelaine, tamarin, sensitive, de nombreuses épices, plantes médicinales et ornementales viennent compléter ces deux beaux espaces verdoyants.
Alors, facile d'adopter cette tradition permacole en métropole ? Oui, à condition de “bien se renseigner sur les conditions de la plante, afin de savoir si elle saura facilement s'adapter” au climat, prévient Alain.
Quand il en a l'occasion, il ramène les graines de la Réunion. Le reste du temps, le jardinier se les procure sur des sites spécialisés ou auprès de professionnels. Et ensuite ? “La difficulté première sera de les faire germer”. Pour ce faire, Alain a donc fabriqué un bac chauffé continuellement à 30°C, de “manière à simuler la température tropicale. Comme ça, j'arrive à obtenir de bonnes germinations".
La véranda, quant à elle, reproduit le climat chaud et humide d'une forêt tropicale. En hiver, lorsque les températures chutent, Alain est en revanche obligé de rentrer les plantes les plus fragiles chez lui dans un endroit spécialement aménagé. “Une fois à l'intérieur, elles bénéficient du chauffage de la maison mais aussi d'un éclairage horticole afin de simuler celui de soleil.”
Une tradition qui touche encore les jeunes générations
La culture du jardin créole est-elle toujours ancrée chez la jeune génération ? “Oui, nous répond François, même s'il y a évidemment des évolutions qui ne sont pas forcément très heureuses”, comme le fait de gravillonner son jardin pour lutter contre les intempéries, la réduction des parcelles ou l'aménagement d'une voie pour garer la voiture. “Bien sûr, il y a une perte culturelle auprès des jeunes générations, mais globalement, la tradition perdure. On trouve toujours de très beaux jardins créoles quand on se promène”. Preuve que, face à l'urbanisation, le savoir-faire traditionnel n'a pas encore déposé les armes.