Adèle Ponticelli - Publié le 27 septembre 2015
FUTUR - Chercheuse aux multiples casquettes, Véronique Aubergé questionne nos relations avec les robots, dans l'optique d'un monde plus juste.
À son contact, on a envie de construire le monde. De le comprendre. D'apprendre sans cesse. Véronique Aubergé cherche depuis toujours, du moins depuis ses 14 ans, âge où elle a failli mourir, à comprendre ce qu'est l'humain. Et sa particularité ? Elle le fait aujourd'hui à travers les robots.
Comment allons nous vivre avec ces choses mobiles et de plus en plus intelligentes que sont les robots ? Quelle place leur donner dans notre vie ? Dans notre maison ? Ce sont des questions qui deviennent urgentes pour la chercheuse du CNRS et du laboratoire d'informatique de Grenoble (LIG).
"Les fantasmes que nous avons sur les robots sont faux", analyse Véronique Aubergé. Elle ne croit pas du tout qu'un jour, on puisse transposer une âme dans un circuit d'ordinateur comme l'imaginent les transhumanistes, ou le met en scène la série Real Humans. Mais surtout, pour elle, le risque n'est pas là.
Le risque, ce n'est pas que les robots supplantent l'humain, mais qu'ils le modifient par le simple fait de vivre avec. Pourquoi ? Car ils s'immiscent dans les relations que nous entretenons les uns avec les autres. Face au robot, nous sommes face à un "autre" qui n'est pas humain, mais auquel on ne peut s'empêcher de prêter des intentions humaines. Paradoxe.
Si on n'y prête pas garde, le robot pourrait brouiller les pistes et abîmer la relation entre les humains. Mais, à l'inverse, il pourrait aussi les reconstruire. Là se fonde la quête étonnante de Véronique Aubergé.
Emox le robot qui veut s'attacher à vous
Dans le campus de Grenoble se trouve un appartement de trois pièces, en apparence normal, mais doté de tas de capteurs pour observer ce qui s'y passe. C'est Domus, un "living lab". Autrement dit, un laboratoire qui reconstitue notre milieu naturel : la maison.
On y trouve une cuisine, une salle de bain, une chambre, un salon, qui a même une infiltration d'eau, ce qui le rend d'autant plus réaliste. À l'intérieur, roule un petit robot très spécial. Emox.
Long de 30 cm environ, sur 20 cm de large et autant de haut, Emox est un robot majordome. Il gère les commandes de la maison. Actionne : volets, fenêtre, radio, bouilloire, etc. Il répond à des ordres donnés de vive voix. Il s'exécute en émettant des petits bruits.
Véronique Aubergé, qui a une double formation en informatique et en linguistique, pourrait en parler pendant des heures. De petits bruits de bouche comme elle les appelle. Ce sont des éléments du langage qui ne sont pas encore des mots. Comme des onomatopées, mais teintées d'affects. Grâce à ces bruits, nous nous lions les uns aux autres.
Ecoutez Véronique Aubergé présenter ces bruits :
On ne naît pas robot compagnon, on le devient
En émettant ces sons, le robot devient un compagnon. Ce qu'il n'était pas au départ. "Il arrive dans la vie des gens avec une raison, insiste la chercheuse, il a un rôle social." Emox est un système de programmation domotique. DIYA, un autre projet sur lequel collabore Véronique Aubergé, a pour fonction première de purifier l'air.
Et puis, la fonction première devient seconde. Le robot crée de l'attachement, de la glu, comme dit Véronique Aubergé. Elle teste Emox avec des personnes âgées et isolées, à qui le robot pourrait servir dans une maison domotique (et éviter d'aller en EPHAD).
"Emox va les réentrainer à communiquer, à trouver des mots pour dire « j'ai envie d'être attaché à vous, j'ai envie que vous soyez attaché à moi ». Cela va les réentrainer à être agréables et sympathiques, comme ils savaient le faire avant." Facilitant le travail des aides à domicile.
Le robot ne prend donc le travail de personne. Il trouve une place dans le tissu social, sans se substituer à l'humain. C'est très important pour la chercheuse, qui y voit un engagement déontologique.
Une femme de valeurs
Car Véronique Aubergé est une personne engagée. Passionnée. Une force de vie et de lutte. Une personne de valeurs surtout. C'est ce qui frappe quand on la rencontre. Et aussi ce qui revient sans cesse quand on discute avec les personnes qui travaillent avec elle.
"Je suis très sensible à son éthique, à son combat, à l'universalité de ses valeurs", témoigne Jérôme Maisonnasse en charge du Fab Lab de l'université de Grenoble et qui collabore avec elle depuis deux ans. "Elle travaille pour un monde juste, je connais peu de gens qui mettent autant de force dans leurs combats."
Avec Ramesh Caussy (qui travaille avec elle sur le projet de robot purificateur d'air DIYA), elle a fondé une chaire “robotique sociale et éthique” à l'ENSIMAG, où elle a enseigné. "Véronique est une chercheuse qui a une vision assumée de la robotique de service, elle considère que les personnes restent au centre." L'entrepreneur loue aussi son envie de travailler avec le monde industriel et ses réalités.
Elle vit à l'image de ses idées. Les relations humaines sont plus importantes que les individus. Alors, elle ne manque jamais une occasion de faire la promotion de ses amis et collègues, de mettre le collectif avant sa personne. Même quand il s'agit de se faire prendre en photo pour cet article.
Ne pas se prendre pour Dieu
C'est aussi une boulimique de travail et une assoiffée de connaissances. Son débit ultra rapide, qui file aussi vite que sa pensée, en est la preuve. Passez 20 minutes à discuter avec elle et vous aurez l'impression d'avoir eu 20 conversations différentes, toutes aussi riches les unes que les autres.
Vous aurez parlé robotique, économie, linguistique, histoire, philosophie, psychologie, chien, cheval (elle en a un qu'elle monte avec plaisir quand elle trouve le temps), design, religion... Autant d'approches pour essayer d'entrevoir la vérité d'un objet : l'humain. Et vous aurez encore envie d'en savoir plus.
Elle vous aura aussi glissé entre deux réflexions sur la robotique et la société, qu'elle ne supporte pas la solitude, qu'elle aime faire la fête et adore ses chiens "qui ont beaucoup bossé pour pouvoir vivre avec les humains".
Qu'elle a dû se battre contre des professeurs qui harcelaient ses collègues et étudiants, et que ça a brisé beaucoup de liens de sa famille. Elle met tellement de force dans la vie, qu'on se dit que les liens vont forcément se reconstruire, avec ou sans Emox.
À ses étudiants, elle fait comprendre qu'ils ne savent pas grand chose et que c'est tant mieux. Que quand on croît avoir la maîtrise sur le monde, on se prend pour Dieu. Les Frankenstein d'hier sont les roboticiens d'aujourd'hui.
Elle prône au contraire le doute. Celui qui incite à demander leur avis aux autres personnes plutôt que de penser à leur place. Une belle idée de la liberté. À partager demain, chez nous, avec les robots ?
Véronique Aubergé en quelques dates :
1960 : Naissance à Carpentras
1974 : Elle décide de chercher à comprendre l'humain. Elle sera linguiste et sait qu'elle fera de la robotique.
1984-5 : Diplômée en linguistique et informatique.
1992 : Entrée au CNRS.
2013 : Anime la plateforme Domus au LIG.
2015 : Création d'une chaire robotique sociale et éthique à l'ENSIMAG.