Anas Daif - Publié le 23 juin 2018
ENTRETIEN - Un vieux t-shirt qui traîne, des cartons de vaisselle qui prennent la poussière… Ça peut toujours servir de Guillemette Faure est le livre qui vous fera changer d'avis.
Nous gardons tou-tes des objets sans trop savoir pourquoi. Un manteau qu'on ne porte plus depuis des années, un pile de revues jamais lues, une paire de chaussures un peu trop petites ou une théière ébréchée que plus personne n'utilise...
Ces objets squattent nos placards et prennent de la place, car au fond de nous, nous nous disons “ça peut toujours servir”. C'est cette petite phrase, anodine au premier abord, que questionne Guillemette Faure, chroniqueuse pour Le Monde Magazine dans son dernier ouvrage.
Entre recueil d'enquêtes sociologiques, immersion avec des équipes de désencombrement, témoignages et expériences personnelles, Ça peut toujours servir publié aux Éditions Stock en avril 2018, met en lumière les raisons qui nous poussent à garder des objets inutiles sans jamais s'interroger.
Nous avons rencontrée son autrice et elle nous a raconté ce qui l'a mené à l'écriture de ce livre passionnant et les découvertes qu'elle en a tirées. Une chose est sûre, vous vous sentirez moins seul-e face à votre bazar !
Quel a été l'élément déclencheur qui vous a poussé à écrire Ça peut toujours servir ?
J'ai déménagé à plusieurs reprises, cela m'a rendu particulièrement sensible au regard que je porte sur ce qu'on peut trimballer, emballer, et déballer chez soi : ce sont des choses dont on n'a pas forcément besoin.
L'autre sujet qui m'intéressait, était l'apparition des compagnies de self-storage (autrement dit des garde-meubles NDLR). Je suis effarée de voir des bâtiments sans vie, sans activité résidentielle ou commerciale, dédié à nos objets. Des caisses de vaisselle de nos grands-mères, des meubles dont on a plus l'usage et de vieux cartons à chapeaux occupent ces bâtiments.
Pourquoi avoir appelé votre livre « Ça peut toujours servir » ?
C'est la phrase qui évite de réfléchir, qu'on sort automatiquement quand on ramasse trois élastiques par terre. “Ça peut toujours servir” nous met sur pilote automatique et nous mène à l'accumulation.
J'ai choisi d'écrire ce livre en deux temps : examiner d'abord comment les choses rentrent chez nous, puis, comment elles n'en sortent pas. À partir de là, j'ai compris que s'il y avait plus de choses qui rentraient chez nous que de choses qui en ressortaient, nous étions partis pour une accumulation permanente.
En lisant votre livre, on se rend compte que vous parlez beaucoup de votre propre expérience….
Je voulais commencer par moi, car je ne voulais pas avoir l'air d'être une donneuse de leçons. Je ne suis pas du tout Marie Kondo. Encore la semaine dernière, alors que j'étais en voyage pour le boulot, j'ai ramassé trois savons dans une chambre d'hôtel alors que je m'étais promis d'arrêter. Je pense que c'est plus facile de se faire entendre quand on commence par soi. Je ne voulais pas que ce soit un livre moraliste.
Selon vous, pourquoi une personne « lambda », comme vous et moi, garde-t-elle autant d'objets à la maison ?
Pour moi, cela vient en grande partie de la nature de l'espèce humaine et de notre instinct de “chasseur-cueilleur”. L'écureuil stocke aussi des noisettes, mais lui n'aura pas de pression marketing du type “trois noisettes pour le prix de deux”.
Il y a aussi des choses qu'on garde en pensant s'équiper pour l'avenir, comme on garderait un album photos ou un journal intime. Ce sont des témoins de la personne qu'on a été.
Qu'est-ce que ce stockage compulsif dit de nous ?
En gardant un équipement sportif, on va croire qu'on va se remettre au sport. En gardant des affaires de bricolage, on va penser bricoler. En gardant les instruments de musique, on va croire qu'on va s'y remettre. Les objets qu'on garde nous renvoient une image agrandie de nous-même.
Cette tendance à stocker a traversé les âges. Quelle est la différence entre hier et aujourd'hui ?
Au fil du temps, toutes les religions ont critiqué l'accumulation. Il y a toujours eu l'idée qu'avoir trop de choses pourrit l'esprit. Avoir moins d'objets, c'est une façon de brider ses pulsions. On essaie de caractériser l'humanité, la spiritualité comme une sorte de contrôle de ses pulsions. Ça ne date plus seulement du “made in China”.
La mode du minimalisme n'est pas là par hasard. Comme tout le monde a les moyens d'être suréquipé, le minimalisme est devenu un code du luxe. Dire “je ne suis pas obligé de stocker” est un signe de luxe.
Vous expliquez qu'en fonction de la classe sociale d'appartenance, on ne garde pas les objets de la même façon…
On ne garde pas les objets de la même façon, mais les très riches gardent aussi. La différence, c'est qu'ils font semblant de garder des choses qui ont une histoire. Ils ne gardent pas en se disant “on ne sait pas de quoi demain est fait”. Pour eux, il n'y a pas d'objet poubelle.
Vous aviez suivi les services du désencombrement, qu'est-ce que cela dit de l'époque actuelle ?
Les services de désencombrement m'ont dit être victimes de leur succès et je comprends ce qu'ils veulent dire par là. Maintenant, les choses disparaissent si naturellement qu'on pense que lorsqu'on jette une étagère dehors, elle disparaît, ou que les armoires s'envolent au paradis des meubles jetables. Après, il ne restera plus qu'à se rééquiper.
Cette tendance est propre à l'urbanisation. Auparavant, on vivait dans des fermes dans des maisons individuelles. Maintenant, avec les petits enfants qui vivent dans des appartements en ville, il n'est plus possible de conserver les choses de toutes les générations précédentes, donc on les jette dehors.
Les chiffres de progression du ramassage de l'encombrement sont effarants [En 2011, le service public des déchets a collecté 38,6 millions de tonnes de déchets ménagers, d'après le Commissariat Général au Développement Durable, ndlr].
Néanmoins, il y a de plus en plus d'initiatives qui visent à réduire les déchets. Pourquoi les gens ne s'en rendent-ils compte que maintenant ?
À cause des quantités d'objets qui s'accumulent. Ces mouvements sont nés aux États-Unis, notamment avec les Freegans qui récupèrent les invendus alimentaires à la sortie des poubelles de supermarchés. C'est là-bas où les excès sont les plus élevés.
Que pensez-vous de la tendance actuelle du zéro déchet ?
Je suis pour. J'ai une sœur agricultrice dont je parle dans le livre. Elle m'expliquait qu'elle sortait ses poubelles tous les 15 jours... avec une famille de cinq personnes ! Aujourd'hui, la plupart des gens les vident tous les jours en ville.
J'ai fait le défi “Rien neuf pour l'année 2018”. Le but n'est pas de le faire toute sa vie, mais de se forcer à s'observer dans ses achats pendant un an, en limitant les achats d'objets neufs. Cela rend conscient de la façon dont on achète sans réfléchir.
Mais aussi, si je vais chez le médecin, je prends des journaux que je laisse à la salle d'attente. Quand je vais chez des gens qui ont des enfants, je regarde si j'ai des vêtements ou des jouets à donner.
Quand un objet est cassé, je ne me fais pas croire que je vais le réparer, sauf si je peux le faire tout de suite, J'arrête de garder des vêtements dans lesquels il y a un trou, je le recouds ou je le jette. Quand je finis de lire un livre, je décide tout de suite de le garder ou de le donner.
Comment faire pour que ces pratiques se répandent ?
La seule manière de changer, c'est de commencer par soi. Quand on essaie d'imposer les choses aux autres, ça ne marche pas.
Et puis, petit à petit, on fait tâche d'huile. Par exemple, nos enfants font la même chose quand ils nous voient faire cela. C'est incroyable, le nombre de personnes qui me disent qu'ils agissent de la sorte, car leurs parents font comme ça.