Lisa Hör - Publié le 20 octobre 2016
REPORTAGE - Ces potagers, initiés par les habitants, ont fait renaître l'un des quartiers les plus pauvres de New York, loin des images de violence et de misère sociale.
Avant de commencer la leçon du jour, chacune des participantes s'asperge d'anti-moustique. Cette odeur de citronnelle, la musique qui nous parvient depuis la fenêtre ouverte d'un voisin, les tournesols qui poussent plus haut que le grillage...
"On en oublie que l'on se trouve au milieu de la circulation", résume Kadeesha Williams, qui enseigne à cinq jeunes femmes l'art de reconnaître et conserver les graines, en plein cœur de New-York.
Le jardin est pourtant entouré de lignes à haute tension et d'immeubles. Pas des gratte-ciels, mais des bâtiments de deux à quatre étages. La Ferme Communautaire de Taqwa, grande comme un bloc d'immeuble, est située à Highbridge, un quartier populaire et métissé du Bronx.
Ce dernier compte au moins 130 jardins communautaires, autant de terrains mis gratuitement disposition par la ville et gérés par les habitants.
Un jardin familial, partagé par plusieurs générations
"Que signifie l'appellation biologique ?", commence Kadeesha à l'attention de ses élèves du jour. "Non traitée avec des pesticides", répondent-elles facilement.
Elles sont plus surprises d'apprendre que la certification biologique coûte 30 000 dollars (plus de 27 000 euros), quelle que soit la taille de la production. Bien trop cher pour cette ferme urbaine qui se contente d'indiquer "cultivé avec des méthodes biologiques" les jours de vente.
À 28 ans, cela fait plusieurs années que Kadeesha dispense des cours de jardinage aux habitants, un métier qui lui permet de passer beaucoup de temps dans ce jardin partagé, dans lequel elle a grandi.
Elle avait 5 ans lorsque son grand-père, Abu Talib, l'a fondé avec quelques voisins, en 1992. En cette matinée ensoleillée de septembre, le vieil homme de 82 ans s'affaire dans l'un des carrés potager, à quelques pas du groupe.
"Dans cette rue, on vendait de la drogue, et sur ce terrain, les gens jetaient leurs détritus", raconte Kadeesha en embrassant du regard la nature indisciplinée qui s'épanouit joyeusement. "Il voulait changer la vie de la communauté."
"C'est ma mission", confirme Abu Talib avec un grand sourire, en guidant le groupe entre les allées, prenant le temps de présenter chaque variété de plante.
"Au début, ma famille qui a une ferme en Caroline du Sud, me disaient que j'étais fou de vouloir faire ça ici. Maintenant, ils viennent deux fois par an chercher des légumes", ajoute-t-il avec fierté.
Pour cultiver ici, une vingtaine d'habitants du quartier payent une cotisation de 36 dollars (33 euros) par an. Ce samedi, tout est calme, mais on imagine très bien les enfants du voisinage assaillir le toboggan et les autres jeux décolorés par le soleil.
Le combat pour reverdir le Bronx
Ce projet, comme beaucoup d'autres, a été soutenu dès son origine par le Jardin Botanique de New-York, qui a accompagné ce mouvement citoyen.
"Dans les années 80, avec la récession, beaucoup de personnes ont quitté le quartier. Celles qui restaient ont voulu construire quelque chose de positif à la place des immeubles qui ont été détruits", explique Ursula Chanse, la directrice du programme Bronx Green Up (Verdir le Bronx), mis en place par le Jardin Botanique.
"À l'origine, il s'agissait d'embellir, de planter des fleurs et des arbres", confirme Karen Washington, figure emblématique des jardins partagés du Bronx, et fondatrice du Jardin du Bonheur (Garden of Happiness), le tout premier à bénéficier du programme.
On retrouve cette activiste en train de vendre la récolte de cinq autres jardins partagés, quelques heures avant son intervention au siège de l'ONU pour dénoncer "l'apartheid alimentaire", qui prive certains quartiers des États-Unis d'un accès à une nourriture saine.
Sur ce marché hebdomadaire, entre un parc et une large avenue, les habitants peuvent s'approvisionner en fruits et légumes cultivés localement.
À l'évocation des images de violence et de pauvreté que le Bronx véhicule encore, Karen Washington s'exclame avec ironie : "Tout cela a changé, mais laissez les gens croire à ce scénario, cela évite que le quartier s'embourgeoise."
Sa crainte est en train de se réaliser : avec les nouveaux arrivants, les loyers augmentent et les habitants actuels sont obligés de s'éloigner encore plus du centre de New-York.
En attendant, elle fait passer le message : "Si vous construisez un immeuble, il faut un jardin avec."