Lisa Hör - Publié le 5 août 2019
PATRIMOINE CULTUREL - Le collectif d'habitants Mille-pattes organise des balades dans les quartiers Nord, pour donner à entendre d'autres récits que ceux des médias sur le trafic et les règlements de comptes.
“R et N pour René et Nathalie”, commence Dalila, micro en main. “Non, pas du tout, c'est Ricardo et Nina”, la coupe Agnès, “tout le monde les connaît dans le quartier.” À moins que ce ne soient Rachid et Nadira ?
Un petit groupe de randonneurs fait cercle autour de l'imposant platane sur lequel sont gravées ces initiales. Comme tous les parcs, celui de Brégante à Marseille est un haut lieu de l'amour.
Les conteuses du jour - car, comme souvent dans les associations, les femmes sont la grande majorité - miment le désaccord pour mieux illustrer la diversité des histoires qui se mêlent ici et dont les arbres témoignent.
En ce dimanche de juin, une dizaine de membres du collectif Mille-pattes guident touristes et habitants du coin pour une balade hors des sentiers battus. L'idée : découvrir d'un autre œil ce parc qui jouxte la cité La Viste, dont les trois hautes tours se voient de loin.
Des souvenirs collectés auprès des habitants
“1001 pattes, c'est un groupe de voisins qui part chaque année en exploration, là où on habite, dans les 15e et 16e arrondissement principalement”, explique Julie Demuer, à l'origine de cette initiative. Ce collectif fait partie de la Coopérative Hôtel du Nord, un réseau d'une cinquantaine de chambres d'hôte chez l'habitant, qui propose aussi des expériences et des visites.
Pour leurs récits, les membres du collectif entremêlent mythologie et souvenirs personnels des habitants de la Castellane, non loin de là. Pour cela, elles ont passé plusieurs après-midi à collecter les histoires lors de rencontres au pied des immeubles.
Le groupe reprend son chemin pour déboucher, à découvert, face à la mer. Le contraste entre l'ombre du parc et cette étendue d'herbes brûlées par le soleil est saisissant. “J'ai passé tellement de temps ici, c'est un lieu qui me parle. Je venais chasser ici dans les années 90”, se rappelle Abdellah, qui habite juste à côté. Difficile d'imaginer des animaux sauvages ici, alors que l'on admire en contrebas le port où stationnent les ferries. Pourtant, cette grande colline en a vu d'autres !
Plus haut sur la gauche, au-dessus des immeubles et du centre commercial, se dressait auparavant la demeure du Marquis de Foresta, un nom aux accents presque féériques. Les randonneurs sont appelés à imaginer ce “château dans le ciel”, dont il ne reste plus rien, à cause des bombardements de 1944.
Ici, se trouvait aussi une carrière d'argile, qui alimentait les tuileries de la région. Mais le terrain est longtemps resté à l'abandon, avant que le collectif Yes We Camp ne relève le défi d'en faire un lieu de loisirs et de promenades en 2015. Un travail mené notamment en partenariat avec les conteuses d'Hôtel du Nord.
Jean-Yves, qui habite le quartier des Réformés en plein centre de la ville, est subjugué : “Tout ce qu'elles racontent, c'est magnifique, avec la musique, j'étais comme dans un rêve. Je découvre un endroit particulièrement beau, même s'il y a parfois un côté un peu terrain vague et qu'on entend la rumeur de l'autoroute.”
Donner envie de rester vivre dans ces quartiers
Ce jour-là, les problématiques des quartiers Nord sont un peu mises de côté, mais pas question d'éluder l'actualité pour autant. Lors de la précédente balade, le groupe avait dû changer d'itinéraire à la dernière minute : impossible de se promener au milieu des immeubles, à cause d'une recrudescence de la guerre des gangs. Cette balade improvisée s'est révélée tout aussi riche, au point de la répéter ce dimanche. Le collectif Mille-pattes compose, s'adapte et maintient un équilibre, tout en nuances.
“C'est un moyen d'activer d'autres récits que le récit médiatique qui n'est pas faux mais qui est dominant, analyse Julie à l'abri du cagnard, après deux bonnes heures de marche. Non, ça ne va pas bien du tout, mais le monde ne va pas bien du tout. Ce n'est pas un travail de réenchantement, pas de déni, mais de réinvention pour affronter la réalité.”
Plusieurs membres du collectif, “qui adorent ces quartiers mais parfois n'en peuvent plus”, lui ont déjà dit que ces balades les aident à avoir envie de rester. Parmi les faits divers qui ont marqué ces dernières années, on pense aux tirs de kalachnikovs à la Castellane en 2015, juste avant la visite de Manuel Valls, alors Premier ministre. Dernièrement, le 15e arrondissement a aussi fait tristement parler de lui, en se classant parmi les quartiers les plus pauvres de France, avec 72% de la population sous le seuil de pauvreté.
Des rencontres entre les hôtes et les gens de passage
Pourtant, les quartiers Nord, ce ne sont pas seulement des grands ensembles, mais aussi une atmosphère préservée de village. Comme autour de chez Danièle, entraînée dans l'aventure Hôtel du Nord par sa fille Julie Demuer, et qui accueille des hôtes dans “sa maison bleue”. Elle leur offre le petit-déjeuner dans son jardin et les embarque pour un tour en voiture ou de voilier dans les environs.
Il y a aussi Agnès et son mari Louis, tous les deux retraités de la fonction publique, qui hébergent les familles des patients de l'hôpital Nord, mais aussi des personnes qui viennent travailler à Marseille et quelques touristes.
“Les gens qui viennent via l'hôpital sont souvent âgés, ils regardent la téloche, et ils nous disent je ne suis pas tranquille, je ne vais pas y aller à pied. Je leur réponds attendez, vous ne traversez pas la cité, c'est un chemin qui passe entre les villas !”, illustre-t-elle. Elle engage parfois la discussion autour de certains clichés, mais ne se fait pas d'illusion : “Les gens réfléchissent un peu, mais ça s'arrête là.” Pour elle non plus, il ne s'agit pas vraiment de changer l'image des quartiers Nord, plutôt de mettre en valeur un patrimoine au sens large : “La vue sur la ville, c'est du patrimoine.”
Aujourd'hui, la Coopérative Hôtel du Nord est reconnue comme un modèle et essaime, avec la plateforme Les Oiseaux de Passage, qui regroupe d'autres “communautés d'hospitalité” ailleurs en France. De quoi donner envie à encore plus de personnes de faire du tourisme autrement.
Peut-être certains tomberont-ils amoureux des quartiers Nord de Marseille, comme Véronique, qui revient tous les étés depuis 7 ans dans la maison de Danièle. De ses séjours, elle retient qu'au final, “les gens d'ici aiment leur cadre de vie”. Et c'est vrai que l'on resterait bien encore un peu ici, à profiter de cette chaleur enveloppante, les yeux dans le bleu de la Méditerranée.