Clémence Leleu - Publié le 26 septembre 2015
ARCHITECTURE - Dans les quartiers sud de Marseille se dresse la Cité Radieuse de Le Corbusier. Plus de 60 ans après sa construction, elle continue de fasciner.
À peine fait-on un pas de côté du boulevard Michelet qu'on ne voit qu'elle. Elle se dresse, fière et colorée, entre les arbres. L'unité d'habitation de Le Corbusier, plus connue sous le nom de Cité Radieuse fêtera dans quelques jours ces 63 printemps.
Après la Seconde Guerre Mondiale, la France a besoin de se reconstruire. Devant la pénurie de logements, l'Etat fait appel à Le Corbusier afin de construire une unité d'habitation qui sera le fer de lance d'un "nouvel art de bâtir, transformant le mode d'habitat", sa première grosse commande publique.
La première pierre est posée le 14 octobre 1947, avec une obsession : l'efficacité, tant dans la construction que dans l'aménagement ou encore le mode de vie. Pourtant, il faudra plus de cinq ans, alors que l'architecte tablait sur une seule année, pour que les 56 mètres de haut, 134 de long et 24 de large de la Cité Radieuse sortent de terre. En cause, des problème de fabrication.
Le Corbusier, dans un souci d'efficacité, avait prévu une construction "en kit". C'est-à-dire, faire fabriquer à l'usine les cellules d'habitation destinées à être installées sur la structure porteuse construite sur pilotis. Mais une telle standardisation et préfabrication se révéleront rapidement impossibles. Ce n'est qu'en 1952, soit cinq après, que la commande fût livrée. Là, la cité se heurte à une seconde difficulté : attirer les locataires. Trop bétonnée, trop imposante, la Cité Radieuse effraie autant qu'elle intrigue et lui vaut le surnom de "la maison du fada".
Les premiers téméraires à s'y installer sont les fonctionnaires. Mais très vite, l'Etat se désengage, ne sachant pas vraiment gérer cet hybride. En 1954, l'unité d'habitation devient alors une copropriété privée où se croisent chaque jour près de 1 600 radieux et radieuses.
Pourtant, à peine a-t-on pénétré à l'intérieur du bâtiment que les bruits de la rue se dissipent, pour faire place à un silence pesant. Perturbé en de rares occasions par les échos des portes des ascenseurs. Si plus de mille personnes vivent encore aujourd'hui entre ses murs, la Cité Radieuse donne plutôt l'impression d'une coquille vide. Dans les couloirs, au sol laqué à peine illuminé par un éclairage tamisé, rien ne bouge. Tout semble figé, suspendu, sans pour autant susciter un sentiment de gêne. On parcourt la Cité Radieuse un peu comme un musée, observant, ici, les vitrines des anciens magasins, là, les portes multicolores des cellules d'habitation.
Un habitat cellulaire
Car en effet, toujours dans un souci d'efficacité, Le Corbusier y développe un habitat cellulaire. "Pour l'architecte, le foyer est la plus petit cellule de la société. À la Cité Radieuse, il n'est pas question d'appartements, mais de cellules, ni d'étages, mais de rues", explique Alexandra Blanc, spécialiste de cet édifice, classé Monument Historique depuis 1986.
Cette unité d'habitation comporte 337 cellules, du plus petit type de 15,5 m2, au plus grand de 203 m2, le plus répandu étant la cellule de type 2 de 99 m2, ce qui correspond à un T4. Plus de la moitié de ces cellules sont traversantes. De quoi pouvoir observer d'un côté la mer et de l'autre les collines phocéennes et suivre la courbe du soleil.
Dans ces cellules, l'organisation est peu ou prou identique. Une cuisine américaine, révolutionnaire pour l'époque, avec une glacière encastrée entre la porte d'entrée et la cuisine et qui permet de se faire livrer chaque jour des pains de glaces, de nombreux placards mais de 4,80 m2 , peu importe la taille de l'appartement, un salon. Et en mezzanine, la chambre parentale avec sa salle d'eau et enfin deux chambres d'enfants, identiques, séparées par une cloison coulissante.
Le tout, conçu selon le principe du Modulor, système de mesure lié à la morphologie humaine, basé sur le nombre d'or. Cette unité de mesure est considérée par l'architecte comme la plus pertinente en matière d'habitation car elle permet d'éviter, toujours dans une quête d'efficacité, tout mouvement inutile.
L'habitat devient donc un écrin pour son usager où rien ne l'entrave. Tout est y réfléchi pour améliorer le confort des radieux et radieuse. "J'habite ici depuis près de 40 ans et j'espère bien y finir ma vie", confie Jacques, fringuant retraité arrivé à la Cité en 1968 et un des rares habitants à fouler le sol de la 3ème rue en cette journée ensoleillée. Pour lui, Le Corbusier fût visionnaire, en témoigne l'attrait croissant pour ce monument au fil des années.
"Pas un jour ne passe sans que des touristes viennent visiter notre belle Cité. Alors oui je me sens privilégié de vivre ici", lâche-t-il, plein de fierté, avant de s'engouffrer dans un des trois ascenseurs. Loin du dédain des débuts, il faut aujourd'hui compter environ 350 000 euros pour emménager dans un 100 m2 dans "la maison du fada".
Un paquebot terrestre
Mais la Cité Radieuse n'est pas qu'une unité d'habitation. C'est également une unité de vie, où se mêlent cellules d'habitation et services collectifs. "Le Corbusier l'a envisagée comme une sorte de paquebot, où l'on trouve des cabines et des services de vie, comme des commerces de proximité et des éléments culturels", indique Alexandra Blanc.
Ainsi, la 3ème rue de la Cité Radieuse, située à l'exact centre de la structure, renferme des commerces en tout genre. Si aujourd'hui, la place est occupée par des cabinets d'architecture ou médicaux, on trouvait il n'y a pas si longtemps un boucher, un boulanger, une supérette ou encore un marchand de glaces. Elle possède également un hôtel de 21 chambres, toujours en activité, initialement prévu par l'architecte pour accueillir les familles des locataires, venues leur rendre visite.
On pouvait donc vivre en autarcie dans cette Cité polychromée. Le dernier niveau de la structure étant consacré à la scolarité des enfants des radieux. Une école maternelle d'une quarantaine d'enfants fait figure de dernière résistante, malgré la menace de fermeture.
La culture n'est pas non plus en reste. En plus de la librairie et du disquaire qui avaient leurs quartiers dans la 3ème rue, Le Corbusier avait également conçu un gymnase, un petit bassin et une piste de course sur la terrasse surplombant l'édifice.
Mais c'est peut-être sa trop grande imperméabilité avec l'extérieur qui a tué la Cité Radieuse. "Les radieux ont eu besoin de sociabiliser avec d'autres. Sortir faire ses courses au supermarché, aller bouquiner au Vieux-Port ", concède la spécialiste.
La conséquence de cette envie d'indépendance a donc été la désertion des commerces de proximité, avec comme apogée, la fermeture de la superette en 2009, témoigne Alexandra Blanc. Pas de quoi effrayer les radieux, comme Jacques, pour qui "la Cité Radieuse est comme le roseau de La Fontaine, elle plie mais non rompt pas."