Emmanuel Chirache - Publié le 13 mars 2020
CARTE POSTALE - Alors que les moyens virtuels de communication sont innombrables, des jeunes garçons et filles persistent à écrire des lettres.
Dans sa chambre d'adolescente, un écritoire en bois trône au milieu. C'est là que Yaël, 19 ans, écrit depuis plusieurs années ses lettres à la plume, les cachette à l'aide d'un blason de cire, puis les enveloppe avec soin. Dur à croire ? Dans sa génération, elle n'est pourtant pas la seule à bouder le temps d'une missive ou d'une carte postale les réseaux sociaux, d'autres ont conservé ce rapport à l'écriture manuscrite qu'ils avaient découvert lorsqu'ils étaient enfants.
C'est souvent à l'âge des premières amitiés passionnelles, vers 9 ou 10 ans, que naît l'amour de la correspondance, cette envie de coucher sur le papier ses pensées et de les partager. C'est le cas de Yaël, qui telle une vétéran du manuscrit, se souvient : "Avec ma cousine, on avait 10 ans, on s'envoyait des lettres, et on jouait à la maîtresse." Même son de cloche chez Chloé, 23 ans : "J'ai toujours écrit quand j'étais petite à ma famille et aujourd'hui je le fais parce que j'ai l'impression que le message a plus de valeur, c'est une attention particulière."
L'écriture permet de ralentir le temps des relations sociales
Alors pourquoi conserver cette habitude que beaucoup perdent sur le chemin de l'âge adulte ? On perçoit chez les trois personnes que nous avons interrogées un brin d'anticonformisme, mais surtout une vraie sensibilité à l'écriture, au temps, à la parole intime. Une sensibilité à ce qu'on appelle aujourd'hui un peu facilement la slow life. "Ce qui me plait dans cette façon de communiquer, c'est le fait d'attendre la réponse, ou même de pouvoir faire attendre, nous confie Matthias, 21 ans. Je trouve que c'est une belle façon d'apprendre la patience dans un monde ou tout est instantané."
Rencontré sur un groupe Facebook dédié aux correspondances épistolaires, Matthias se décrit comme "spectateur dans ses médias sociaux", et semble surmonter sa timidité à travers l'écrit. Même s'ils sont en phase avec leur temps et qu'ils n'échappent pas aux réseaux sociaux, Yaël, Chloé et Matthias ressentent un besoin de communiquer autrement. "J'ai un groupe Whatsapp avec des ami-es, confie Yaël, je me tiens au courant de leurs vies, mais j'ai du mal à réagir, je dis juste - ha ok, alors que par lettre, c'est différent, on dit des choses qui nous tiennent à coeur et on est sûr d'être écouté".
Idem pour Chloé, qui est pourtant community manager de métier, donc toujours connectée sur son téléphone. "Je suis beaucoup sur toutes les applis mais ça ne m'empêche pas d'écrire des lettres, souligne-t-elle. Le moment où on se retrouve seul devant le papier, c'est un temps d'introspection qu'on n'a pas sur le digital. A l'écrit, on prend le temps de développer un long monologue sans être interrompu."
Une quantité astronomique de personnes malintentionnées
Le problème avec la correspondance, c'est qu'il faut un correspondant. A qui écrire quand tout le monde ne jure que par le virtuel ? Les proches, bien sûr, les amis, les grands-parents, trop heureux de recevoir une carte, un mot, une attention. Mais pas seulement. Chloé aimerait bien correspondre avec des femmes en prison ou des gens à l'étranger, Matthias cherche la personne idéale sans relâche sur Internet : "Comme pour une histoire d'amour, il faut prendre son temps pour trouver la bonne personne. En ligne, on tombe sur une quantité astronomique de personnes malintentionnées, ce qui fait qu'il y a toujours une certaine méfiance."
La technique de Yaël est plus cavalière. "Parfois, je demande juste leur adresse aux gens que j'ai envie de mieux connaître. L'autre jour, j'ai fait ça avec un garçon avec qui j'ai longuement discuté dans un bus entre Toulouse et Marseille. On aimait tous les deux le théâtre, écrire, lire, alors on a échangé nos adresses." Pas de numéro de téléphone, impossible de se donner des nouvelles avant plusieurs jours ou semaines... Voilà qui pimente une relation amicale ou romantique !
Yaël confirme : "A un moment, il avait perdu mon adresse, et il a eu peur parce qu'il n'avait aucun moyen pour me retrouver ! Il se souvenait juste que j'habitais à Marseille, il s'imaginait déjà me chercher dans toute la ville." Heureusement, tout finit bien puisque Yaël a reçu l'une des plus belles lettres qu'elle ait jamais lues. "Il écrit tellement bien que j'étais impressionnée, il avait intitulé sa lettre Requête pour un éphémère récurrent, j'ai trouvé ça magnifique." Vous avez presque un scénario de comédie romantique sous les yeux, une chose qui n'arriverait pas avec un échange sur Whatsapp.
Plume, bic et stylo à encre : le soin (ou pas) du détail
Quand il s'agit de se mettre à l'ouvrage, tout le monde n'apporte pas le même soin au souci matériel. Matthias, par exemple, n'y prête pas attention, au contraire : "Je fais simple, un stylo bille à un euro dans le magasin du coin et une feuille blanche, je n'ai pas besoin de fioriture, je suis contre les stylos à 500 euros et le papier à lettre hors de prix pendant que des gens ont à peine de quoi manger". Matthias est un peu notre Che Guevara de la correspondance, notre saint François d'Assise du courrier, ascétique et rebelle à la fois.
Chloé, elle, "imprime des photos sur papier blanc plié en trois" qu'elle colle sur ses cartes, et elle écrit au stylo à encre pour y mettre un peu les formes, "mais ça n'est pas de la calligraphie non plus". Yaël, en revanche, aime autant le decorum que le fond. "Chez moi, j'ai tout rassemblé sur mon bureau, des jolies enveloppes, le cachet de cire avec un blason offert par ma soeur, j'écris à la plume trempée dans l'encre sur mon écritoire. J'aime le côté médiéval et magique, à la Harry Potter !"
On le voit, l'écriture manuscrite s'inscrit en réalité dans une mouvance plus vaste, celle d'un retour à un rythme de vie plus lent et naturel, à une sensibilité plus aiguë aux matières anciennes, aux savoir-faire en voie de disparition. Dans un monde de plus en plus virtuel, c'est une manière de faire corps avec son environnement. "Quand on tape sur un clavier, cela n'engage pas tout notre être, analyse Matthias, alors que si on forme une lettre à la main, on met des centaines de muscles en mouvance, on active des centaines de milliers de neurones afin de réaliser au mieux les formes de nos lettres."