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INTERVIEW - En adoptant la posture du bricoleur de la vie, ouvert et adaptatif, l'autrice nous explique comment forgeons des liens profonds avec les autres et la nature, créant une harmonie durable et respectueuse.

Dans son ouvrage Éloge du bricolage (PUF, 2023), la philosophe Fanny Lederlin suggère que l'art du tâtonnement et de l'imperfection du bricolage pourrait nous conduire vers une société écologique, libérée des illusions de toute-puissance. Pour la journée mondiale du bricolage, elle nous encourage à abandonner l'idéal de perfection et à nous familiariser avec l'art de "faire avec ce que l'on a sous la main".

© 18h39

"Le bricoleur se contente de ce qu'il a sous la main"

Bien que presque tous les Français pratiquent le bricolage, cette activité n'est pas particulièrement valorisée dans notre société, comme tout ce qui touche au travail manuel. Lorsque vous définissez ce terme, vous évoquez une occupation ordinaire, accessible à tous, notamment des plus modestes. Qu'est-ce qui vous a poussé à vous y intéresser ?

Fanny Lederlin : Pour plusieurs raisons. Jusqu'à présent la philosophie s'est contentée d'interpréter le monde. Ce qu'il faut maintenant, c'est le changer. Et même si on est de plus en plus nombreux à remettre en cause le fonctionnement de notre société, rien ne change vraiment. Dans ma thèse de fin d'études, je me suis donc demandée : qu'est-ce qui pourrait avoir un impact positif face aux défis écologiques actuels ? C'est à ce moment-là que j'ai pensé au bricolage. Le bricolage, tel que je le conçois, ne sauvera pas le monde, mais il peut véritablement l'améliorer. C'est une manière d'agir pour prendre soin de notre environnement.

Dans votre essai, vous dites qu'on oppose trop souvent l'approche de l'ingénieur à celle du bricoleur, cette dernière étant moins précise et s'accommodant de ce qu'elle a. Mais ces deux démarches ne sont-elles pas complémentaires ?

Bien sûr ! Quand on se lance dans un projet de bricolage, il faut définir son projet, anticiper les étapes, trouver la bonne vis pour le bon boulon… Cela demande d'être stratégique et précis. Disons que l'approche de l'ingénieur, c'est tout ce qui précède le passage à l'action. Et c'est justement l'action de faire dans le bricolage qui m'intéresse. Même si le bricoleur a des notions théoriques, il va tâtonner, avancer par petits pas, réussir à faire avec les moyens du bord, et se contenter de ce qu'il a sous la main. C'est très différent de l'ingénieur, qui recherche la perfection et ne peut pas simplement se contenter de ce qu'il a.

Le bricoleur ne cherche-t-il pas la perfection dans les projets qu'il entreprend ? 

Non. Le bricoleur s'ouvre au monde tel qu'il est. Il ne cherche pas à le modifier radicalement, mais à s'en accommoder. Aujourd'hui, nous savons tous que l'espèce humaine a transformé et endommagé notre monde en le recouvrant de déchets. Même si ce n'est pas réversible, puisque nous ne pouvons pas tout ensevelir, le bricoleur va quand même essayer d'en prendre soin, de le réparer autant que possible, avec les moyens du bord.

Vous dites également que dans notre monde, de plus en plus virtuel, où les objets sont devenus des marchandises que l'on accumule, le bricolage nous incite à reprendre les choses en main. Donc, le bricoleur, c'est celui qui est responsable et qui achète seulement ce dont il a besoin ? 

Disons qu'il n'accumule pas pour le simple plaisir d'accumuler, même s'il est souvent collectionneur. Pour moi, le bricoleur porte un regard curieux sur le monde. Quand je parle de curiosité, je veux dire qu'il s'intéresse à ce qui l'entoure et réfléchit à comment valoriser ce qu'il trouve, en se disant que cela pourra toujours servir. Lorsque le bricoleur trouve un tabouret, un bout de bois ou du métal dans la rue, il a tendance à le garder, pensant que cela pourrait être utile plus tard. Au début de mon livre, je prends l'exemple de Wall-E, le petit robot chargé de nettoyer une Terre rendue invivable par les déchets. Comme le bricoleur, il décèle dans de vieilles ampoules, des jouets mécaniques ou de vieux Rubik's cubes, une poésie et une charge symbolique qui rendent la planète de nouveau habitable. Finalement, le bricoleur, c'est le chiffonnier d'un monde surexploité et surchargé, qui découvre des trésors au milieu des rebuts de l'humanité et des restes d'une biodiversité épuisée.

"Le bricolage permet de recréer du lien avec les objets"

Pour reprendre cette idée d'activité modeste, il y a ce célèbre proverbe : "Grands diseurs, petits faiseurs".  Qu'est-ce que ça vous évoque ? 

C'est assez intéressant. Le bricoleur n'accomplit pas de grandes choses en apparence, mais trouve une véritable satisfaction dans chaque petit pas qu'il fait. Cependant, avec du recul, on réalise que tous ces petits projets mis bout à bout sont souvent plus significatifs que les grands discours de ceux qui ne passent jamais à l'action.

Le bricolage est l'une des activités préférées des Français. Dans un monde en perte de sens, est-ce une occupation qui peut nous aider à nous sentir plus utiles et donc plus heureux ?

Je pense. Un peu comme le jardinage ou le dessin, le bricolage nous permet de nous concentrer pleinement sur ce que nous faisons, ce qui est de plus en plus rare de nos jours. Lorsque nous manipulons un objet, le temps semble suspendu. Il n'est d'ailleurs pas rare de penser que nous avons bricolé pendant trente minutes alors que trois heures se sont écoulées. C'est une belle façon de se reconnecter au monde qui nous entoure.

De nos jours, il devient de plus en plus difficile d'avoir un rapport manuel avec les objets. Prenons l'exemple de la voiture : autrefois, on pouvait ouvrir le capot et réparer le problème soi-même. Maintenant, au moindre souci, il faut aller dans un garage spécialisé, car tout est recouvert de technologie, rendant la réparation inaccessible au commun des mortels. Le bricolage permet donc de reprendre les choses en main, de les démonter, de les observer et de les réparer. Par cette manipulation, les objets redeviennent conviviaux et un nouveau lien se crée avec eux.

En effet, il est étonnant de constater la dégradation de ce lien sentimental avec les objets. Est-ce qu'un meuble que l'on a construit soi-même a plus de valeur à nos yeux ?

Oui, car on y investit une part de soi-même. Lorsqu'on réfléchit aux objets qui ont le plus de valeur pour nous, ce sont souvent ceux qui possèdent une dimension personnelle ou une certaine aura.

Il y a aussi une notion de transmission de savoir dans le bricolage qui passe par le rapport humain. En plus de nous reconnecter au réel, le bricolage permet-il de recréer du lien social ? 

Oui, absolument. C'est d'ailleurs ce qui explique le succès des Repair Cafés. Dans ces lieux, où l'on apporte un appareil cassé ou un meuble endommagé, des personnes nous aident à leur redonner vie sans faire le travail à notre place. C'est un moment où l'on prend plaisir à bricoler tout en faisant des rencontres, en discutant et en apprenant des autres. C'est une démarche très enrichissante.

Pour en savoir plus

Retrouvez l'ouvrage de de Fanny Lederlin Éloge du bricolage. Souci des choses, soin des vivants et liberté d'agir, aux éditions PUF (176 pages, 15 euros).