Lisa Hör - Publié le 7 décembre 2021
ENTRETIEN - Promoteur de la construction frugale, l'architecte nous encourage aussi à voir d'un autre œil les logements déjà construits, pour mieux les aimer et mieux les rénover.
Nous vivons dans un monde de béton. En France, 80 % des bâtiments sont réalisés en béton armé. Et chaque seconde, 15 tonnes de ciment sont produites en plus sur la planète.
Voici quelques-uns des chiffres alarmants à travers lesquels Philippe Madec, architecte et urbaniste français, nous interpelle, dans son dernier ouvrage Mieux avec moins, architecture et frugalité pour la paix (éditions Terre Urbaine, octobre 2021).
Mais il ne fait pas que constater le problème, il propose aussi des solutions. À commencer par l'isolation et la réhabilitation des bâtiments déjà existants. Pour 18h39, il a pris le temps de partager sa vision d'une architecture plus écologique, qui fait référence aujourd'hui.
Entretien avec Philippe Madec
18h39 : Pourquoi avoir sous-titré votre livre “architecture et frugalité pour la paix” ?
Philippe Madec : Parce que c'est l'une des raisons d'être de l'architecture : apporter de la paix dans la vie quotidienne et organiser les relations sociales. Il ne peut pas y avoir de qualité de vie ensemble sans paix.
L'autre raison, c'est que toutes les guerres contemporaines sont liées à la maîtrise des ressources naturelles. L'architecture frugale préserve les ressources naturelles et justifie moins les guerres d'une certaine manière. Si l'on construisait moins en ciment, les cimentiers auraient peut-être moins besoin de payer des terroristes pour continuer à exploiter leurs cimenteries (Philippe Madec fait référence au cimentier Lafarge, mis en examen car soupçonné d'avoir versé près de 13 millions d'euros à des groupes terroristes en 2013 et 2014 pour maintenir son activité en Syrie, ndlr.).
18h39 : Dans votre livre, vous faites le procès du béton. Pourquoi pose-t-il autant problème ?
P.M. : Ce n'est pas le béton qui pose problème, c'est le béton armé. Le pisé par exemple est un béton de terre et il existe depuis toujours.
Dans le béton tel qu'on le fabrique de manière hégémonique depuis le 20e siècle, le liant est du ciment Portland, qui nécessite beaucoup d'énergie pour sa production. C'est une pierre que l'on brûle à 1480 degrés. Une fois qu'on a du ciment, il faut aussi du sable, qui est devenu une denrée rare, quasiment une pierre précieuse ; il faut de l'eau ; et de l'acier, dont la fabrication émet aussi beaucoup de gaz à effet de serre.
Résultat, quand on coule une tonne de béton, on émet plus d'une tonne de CO2. Or, pour faire un m2 de bâtiment, il faut 800 kg de béton, c'est 800 kg de CO2 émis par m2 construit.
C'est à cause de la climatisation et du béton que nous, les bâtisseurs, sommes responsables de 40 % des émissions de gaz à effet de serre. Le bâtiment est aussi celui qui produit le plus de déchets : 60 % dans le monde, 70 % en France. Ces chiffres, nous ne les avons eu qu'en 2018 par l'ONU. La question du bâtiment est restée en dehors du radar de la critique environnementale.
18h39 : Y a-t-il quand même des avancées qui vous rendent optimiste ?
P.M : Je pense qu'il y a aujourd'hui une prise de conscience très forte, avec un engagement des nouvelles générations. Ceux et celles qui rentrent en première année d'architecture sont né-es en 2000, les histoires d'avant, ils ne les connaissent même pas. Ils vont faire avec le monde dans lequel ils sont, et s'en sortir. Je vois aussi dans l'émergence des femmes dans l'action politique, une valeur très forte avec l'écoféminisme.
En ce qui concerne les bâtisseurs, depuis que l'on a écrit en 2018 le Manifeste pour une architecture frugale et créatrice, avec Dominique Gauzin-Müller et Alain Bornarel, plus de 13800 architectes l'ont signé, dans 80 pays. Des groupes se créent partout en France et à l'étranger.
La notion de frugalité est une notion qui fait son chemin. Au point que ce matin, j'ai découvert que l'Ademe, l'Agence de la transition écologique, qui est vraiment un organisme reconnu internationalement, a lancé des scénarii pour envisager 2050. Et le premier scénario s'appelle “générations frugales”.
18h39 : Parmi les solutions, dans votre livre, vous parlez de matériaux plus vertueux que le béton pour construire. Mais vous insistez aussi beaucoup sur la priorité à donner aux réhabilitations des bâtiments.
P.M : La raison pour laquelle je dis cela est simple : chaque année, on ne construit que 1 % de bâtiments neufs. Donc il y en a toujours 99 % qui posent problème et sur lesquels il faut travailler.
Regarder ces bâtiments avec une approche bioclimatique pour les adapter à leur contexte. Ça commence par la toiture, empêcher que le soleil n'irradie à l'intérieur. Mais aussi isoler par l'extérieur, faire en sorte que les fenêtres soient d'aussi bonne qualité que les murs. Et puis, il ne faut surtout pas installer de climatisation, c'est une hérésie de produire du chaud à l'extérieur pour faire du froid à l'intérieur.
Mais pour moi la réhabilitation ne doit pas se faire simplement d'un point de vue technique, ce n'est pas juste remettre de l'isolant, c'est un retour en estime.
Il faut qu'on se remette à aimer le monde dans lequel on est. C'est une posture par rapport à ce qui est déjà là, qu'il ne faut plus détruire, qu'il faut consolider, réparer et préparer à un avenir que l'on sait très difficile. Et c'est la réhabilitation d'un monde habité, on ne peut pas le réhabiliter sans les gens qui y habitent.
Philippe Madec
18h39 : Pourquoi êtes-vous aussi engagé pour l'écologie ? Après tout, vous pourriez vous contenter de dessiner ce que les gens souhaitent voir, ou rechercher le beau ?
P.M : D'abord, je suis attaché à la nature et ne vois pas pourquoi je lui porterais atteinte, la beauté des architectures frugales est une posture bienveillante à son égard. C'est la Bretagne qui m'a appris la très forte relation entre la nature et la culture, et m'a donné à voir notre fragilité commune, notamment quand les pétroliers se sont brisés sur nos côtes.
Ensuite, plus largement qu'à l'architecture, je suis attaché à la notion l'établissement humain (dans le sens de l'ensemble des bâtiments, infrastructures et services nécessaires à la communauté humaine, ndlr.), et ai compris la nécessité de ne plus faire comme au 20e siècle, depuis plus de 30 ans avec d'autres aussi engagé-es que moi. Aujourd'hui, l'époque nous rattrape. Cela fait partie des choses qui me donnent de l'espoir.