Adèle Ponticelli - Publié le 8 mars 2018
ÉGALITÉ - De Virginia Woolf à Le Corbusier, l'architecture d'intérieur s'est révélée vectrice important d'égalité dans le couple. Décryptage.
“Femme au foyer”. Voilà bien une expression qui rappelle les fers qui ont longtemps enserré les mouvements de la moitié des humains. Femme au foyer tu es, au foyer femme tu resteras. Mais quel rôle peut donc jouer ce foyer dans cette captivité ?
Il était temps de questionner ces murs qui ont longtemps cloîtré les femmes hors de la sphère publique. Il y a évidemment en cause les tâches ménagères très inégalement partagées (sans parler de la charge mentale).
En cause aussi cette sphère publique si peu accueillante qu'il vaut mieux rester chez soi en sécurité (spoiler alert : ce n'est pas du tout une bonne raison pour rester chez soi, ni même être en sécurité).
Mais qu'en est-il des murs ? La forme même de nos maisons et appartements, l'agencement des pièces, leurs tailles… Et si tous ces éléments avaient un rôle à jouer dans cet enfermement ?
Les maisons n'ont pas toujours été des prisons, loin s'en faut. La récente exposition à la Monnaie de Paris dédiée à la maison comme source de création pour les femmes artistes, montrait justement que la maison pouvait aussi se révéler vectrice d'émancipation.
Une chambre à soi : une libération pour les femmes
Dans Une Chambre à soi, Virginia Woolf ne conseillait-elle pas aux femmes qui voulaient écrire - et pourquoi pas devenir écrivain - d'avoir une pièce à elles ? Rappelant l'histoire de Jane Austen, contrainte de s'arrêter régulièrement dans l'écriture de son roman, car elle ne pouvait écrire que dans le salon.
"Qu'elle ait été capable d'accomplir tout cela (écrit son neveu dans ses souvenirs) reste surprenant, car elle n'avait pas de bureau personnel où se retirer et la plus grande partie de son travail dut être faite dans le salon commun, où elle était exposée à toutes sortes d'interruptions. Elle prenait grand soin que les domestiques, les visiteurs ou qui que ce fût hors de sa propre famille ne pût soupçonner son travail."
Une chambre à soi - Virginia Woolf
Une partie de la libération des femmes pourraient donc tenir à quelques mètres carrés bien placés ? La question a ressurgi lors d'une discussion avec l'architecte d'intérieur Maïlys Dorn, au sujet de la création d'un dressing commun pour la famille : tous les habits rassemblés au même endroit pour simplifier les opérations et faire en sorte que tout le monde y participe.
Créer une pièce pour faciliter l'égalité, une bonne idée ? Maïlys est revenue sur cette idée, finalement, la cliente s'est retrouvée seule dans cette pièce à devoir tout faire pour toute la famille. L'architecture ne serait donc pas la panacée...
La cuisine corset
Peut-être que si finalement. Nous n'avions juste pas choisi la bonne pièce, pour se rendre compte de l'impact de l'architecture sur l'égalité femme-homme, il fallait se rendre en cuisine. Catherine Clarisse, architecte et architecte d'intérieur, diplômée des arts décoratifs a dédié un ouvrage à cette pièce (Cuisine, recette d'architecture, Éditions de l'Imprimeur 2004).
Elle décrit une “cuisine corset”. Celle-ci a une histoire qui mérite d'être connue. La cuisine fonctionnelle telle que nous la connaissons (avec beaucoup d'électro-ménager) est un héritage d'une idée d'une certaine Catharine Beetcher.
Elle est la sœur de l'autrice de La Case de l'oncle et a milité pour l'abolition de l'esclavage. “Il y a une crise de la domesticité depuis l'abolition de l'esclavage”, explique là Catherine Clarisse. “Catharine Beetcher dessine les plans d'une maison sans domestiques permanents pour une exposition universelle (Londres 1851 ndlr), elle milite pour la mise en place d'écoles ménagères pour concurrencer le travail à l'usine.”
Ainsi naît un modèle de cuisine tayloriste : “une ouvrière - esclave affranchie viendra travailler à heure fixe, comme si elles allaient à l'usine”, continue l'architecte. Le but n'est pas d'être à l'aise dans la cuisine, mais efficace.
Cette cuisine, dotée d'une ouverture sur le salon avec des passe-plats, est appelée outre-atlantique “French kitchen”. Elle s'impose de notre côté avec la cuisine de Francfort inventée par l'architecte autrichienne Margarete Schütte-Lihotzky.
“La cuisine de Francfort est restée un modèle dans les milieux architecturaux pour prétendument libérer la femme, mais c'est la femme qui est censée travailler dans la cuisine… souligne Ursula Paravicini architecte et autrice de L'Habitat au féminin (Presses polytechniques et universitaire romande, 1990).
“C'est difficile de partager les tâches avec d'autres membres de la famille dans cette cuisine réduite à l'extrême.” Pour le Le Corbusier, qui s'est servi de ce modèle pour la fameuse Cité Radieuse, l'heure n'était clairement pas au partage des tâches :
“La femme sera heureuse si son mari est heureux. Le sourire des femmes est un don des dieux. Et une cuisine bien faite vaut la paix au foyer. Alors faites donc de la cuisine le lieu du sourire féminin, et que ce sourire rayonne sur l'homme et les enfants présents autour de ce sourire.”
On vous laisse méditer là-dessus.
Le contre-modèle suédois : une cuisine familiale
Mais ne soyez pas désespéré. Il y a bien une solution. Et comme souvent dans les tendances récentes, elle nous vient du nord de l'Europe. Le contre-modèle est suédois. Là, la cuisine est une pièce fermée avec une table.
“Une table dans la cuisine est intéressant pour la parité”, pointe Catherine Clarisse. Pour avoir une table qui sert aux repas quotidiens, il faut une cuisine d'au moins 8m² souligne l'architecte d'intérieur. Un espace suffisant pour travailler à plusieurs en cuisine.
“Une cuisine plus grande, pour que les autres puissent participer, est une contribution à l'égalité”, renchérit Ursula Paravicini.
Cette table, pour laquelle Catherine Clarisse pourrait faire un plaidoyer, doit avoir 70 cm de haut et être mobile pour pouvoir être rangée : “c'est la hauteur d'une chaise bébé et les personnes âgées peuvent aussi s'y asseoir, cela permet plus d'harmonie dans le regard.”
La cuisine devient alors accueillante pour toutes les générations. Preuve que l'égalité femme-homme est bénéfique pour tou-tes ! Et si, le meilleur moyen de sortir de la maison c'était de véritablement la partager ?
Inviter tout le monde en cuisine, avoir une chambre à soi pour partager l'ensemble de la maison. Pour que la femme ne soit plus au foyer, le foyer ne doit plus être exclusivement le royaume de femmes. Vous avez maintenant des pistes pour faire craqueler les murs…